Anne Michaels signe Étreintes, sur la guerre et l’empreinte qu’elle laisse au sein des familles, des couples, des individus, à travers les générations. Une révélation.
Retenez son nom. La formule marche mieux pour le rallye auto que pour la littérature, mais je n’en vois pas de plus à propos pour dire comme l’écrivain canadienne Anne Michaels nous a échappé, alors même qu’elle écrit depuis trente ans, de la poésie, du théâtre, et plusieurs romans, salués par de multiples prix anglo-saxons. Ce roman, Etreintes est un livre de maturité : il faut avoir beaucoup vécu pour plonger ainsi au sein des liens filiaux et amoureux, et dans leurs silences. Tourner autour des stigmates que laisse la guerre, au sein des psychés de ceux qui l’ont fait, de ceux qui ont accueilli le survivant, et de ceux qui ont hérité de leurs souvenirs. Car c’est bien là ce qui se distille dans le livre, l’imprégnation de l’expérience de la guerre, de génération en génération. Ainsi tout commence par l’expérience de la grande guerre, fondatrice pour nos psychés contemporaines : nous sommes à Cambrai, en 1917, auprès de John, alors que bientôt les combats s’achèveront. L’incipit du livre est clair : « Nous savons que la vie a une fin. Pourquoi faudrait-il croire que la mort dure éternellement ? » s’interroge le soldat, trahissant le mal qu’il éprouve à croire que la guerre puisse s’achever. En paragraphes, séparés par des signes, nous avancerons dans cette confusion de John qui retrouve Hélène, et essaie de reprendre le cours de son existence, amputé d’une jambe, et hanté par les disparus. Mais il se bat, même après avoir perdu sa seule famille, sa mère, John poursuit au quotidien son combat pour tenter de survivre, malgré l’angoisse, et les visages des disparus qui apparaissent dans les portraits de famille qu’il effectue dans son atelier et qui l’empêchent de poursuivre : « Il comprendrait, plus tard, qu’à un certain moment votre vie doit devenir vôtre ; vous devez l’élire parmi toutes les autres histoires qui vous ont été données, qui vous été léguées ou imposées (…) Il savait déjà que la vie non choisie, laissée derrière par couardise ou par honte, ne se fane pas. Mais plutôt, sans exception, qu’elle croît, rampante, et étrangle le sentier sur lequel vous avancez. » La seule question pour John, et Hélène qui l’aime, sera de savoir s’il se laissera entraver sur ce sentier dévoré par les vies léguées par l’histoire. N’attendez aucune réponse, ou coup de théâtre, ce livre se construit en ellipses, il est même à lui seul un roman de l’indicible, tant il se dévoile en s’obscurcissant parfois, entrecroisant des personnages et récits des années cinquante, quatre-vingt, et même Marie Curie, qui viennent chacun à leur tour offrir leurs propres variations sur cette première histoire d’amour et de guerre, de John et Hélène. Ils sont leur enfant, leurs petits-enfants, confrontés à leur tour à la guerre, plus lointaine, moins familière, mais propageant les mêmes hantises. Etreintes tourne autour de la possibilité de vivre alors même que nous sommes poreux à la souffrance et à la violence qui nous entourent. Approche animiste ou taoïste, qui saisit l’individu au sein du chaos qui l’entoure. Sans doute est-ce cette approche qui lui confère une forme presque parfaite, si tant est que ce « presque » nous sauve de l’ennui, qui dérive d’un amour à l’autre, d’un silence à l’autre, d’une guerre à l’autre. Anne Michaels semble emprunter à Peter Handke ou à sa compatriote, l’inoubliable Alice Munro, un sens de la condensation qui s’insère dans le roman et lui donne sa gravité. La traduction de Dominique Fortier y contribue grandement, car il est rare de lire un livre traduit en ayant le sentiment de s’approcher tant de l’auteur, jusqu’à, par instants, en entendre le souffle.
Étreintes, Anne Michaels, traduit de l’anglais (Canada) par Dominique Fortier, Editions du sous-sol, 235p., 23€