Evènement lyrique de cette rentrée, Wozzeck mis en scène par le metteur en scène et directeur de l’Opéra de Lyon Richard Brunel et chanté par Stéphane Degout. Reportage à quelques semaines de la première.

Seul dans sa cuisine, Wozzeck, en survêtement et couteau à la main, fixe le spectateur. Il se tient dans un cube, au cœur de la salle de répétition de l’Opéra de Lyon : à ses pieds le corps de la chanteuse Ambur Braid, sa femme, morte. Stéphane Degout incarne cet homme sans destin, devenu meurtrier, et chantant sa terreur. À quelques semaines de la première, nul doute que le baryton déploiera le personnage, jusque dans ses plus infimes modulations. Wozzeck est le plus malheureux des hommes. L’un des plus coupables aussi. Il est humilié, il tue. Il est à la fois bras et jouet d’une machine à broyer les humbles. Wozzeck est un récit d’une simplicité biblique : l’ancien soldat tue par jalousie la femme qu’il aime. Mais Wozzeck est un conte d’une profondeur abyssale : qui tue à travers Wozzeck ? N’est-il pas déjà mort, cet ancien soldat réduit à se vendre en objet d’expérience aux médecins et militaires qui dominent la société dont il est le rebut ? « C’est une déflagration, cette œuvre. » résume Richard Brunel, lorsque je lui demande pourquoi il a voulu le mettre en scène : « c’est pour moi le plus grand opéra du XXe siècle. C’est redoutablement sensible en termes musicaux. ». Stéphane Degout, qui l’incarne pour la deuxième fois, me confie à la pause : « Cette musique est d’une richesse folle, presque chaque mesure a une indication. C’est une musique qu’il ne faut pas gueuler, mais chanter. Il y a des passages quasiment Bel Canto, des lignes mélodiques magnifiquement écrites. »

Un Wozzeck contemporain

Wozzeck a souvent été monté dans un décor minimal, beckettien, pour laisser vivre chaque parole échangée et la puissance dramatique d’Alban Berg. Mais d’autres ont choisi de donner un cadre historique à l’opéra, comme William Kentridge à l’Opéra de Paris qui expliquait Wozzeck essentiellement par la Première Guerre mondiale. Büchner n’y pensait certes pas lorsqu’il est mort en 1837, mais fils d’un médecin militaire de l’armée napoléonienne, et fervent républicain, il a sans doute vu dans sa province de Hesse de tels vétérans abîmés et méprisés. À son tour, Richard Brunel, dont on connaît les mises en scène lyriques soignées et amples, qu’il s’agisse du superbe Pelléas et Mélisande il y a trois ans, ou de l’Affaire Makropoulos en juin dernier, s’est donc attelé à offrir une nouvelle lecture de Wozzeck, contemporaine. Par une scénographie mouvante, il suggère que Wozzeck est l’objet d’une expérience médicale et psychologique, visant à placer un homme simple, comme lui, dans une situation difficile. Un scénario à la « Truman Show » qui prédéterminerait l’intrigue. Il nous l’explique : « Wozzeck se soumet à un protocole, pour gagner de l’argent. Au cours de la pièce, il a des hallucinations, ce qui pourrait être l’effet de médicaments. Ce qui permet de créer une dimension très réelle, et en même temps, un peu dystopique. L’idée est de contextualiser cela, comme si tout le monde essayait de comprendre le « cas Wozzeck ». C’est-à-dire les scientifiques, mais aussi les militaires, et j’ai ajouté une figure religieuse, parce que la Bible est très présente dans l’œuvre, et la dimension politique. Il y a donc ce deux-pièces très réaliste où a lieu l’action première, au milieu d’une scène composée comme un laboratoire. » L’idée est d’autant plus ingénieuse, qu’elle renvoie à toutes les expériences humaines que les réseaux sociaux provoquent. Wozzeck est donc un type en survêtement qui vit avec Marie et son enfant, dans un appartement misérable, où le couple peine à se parler, et où l’enfant traîne, la télécommande de la télé à la main. « Je voulais voir cette famille dans une cuisine, qui n’arrive jamais à manger ensemble. C’est seulement à la fin qu’ils se retrouvent autour d’une table tous trois, mais il est trop tard, la mort est passée par là. Et seul l’enfant demeure. » Richard Brunel a beaucoup réfléchi sur la meilleure manière de mettre en scène la pauvreté de cette famille : « Je suis né à Saint-Étienne, je connais bien le milieu ouvrier, j’avais un grand-père qui travaillait à la mine, donc j’ai un héritage de ces questions de rapport du corps au travail. J’ai d’ailleurs programmé au mois de mars 25, Sept minutes, qui met en scène des ouvrières qui tentent de sauver leurs entreprises. Il ne s’agit pas de créer du cliché d’ouvrier, mais de reproduire la vérité de leurs gestes, de leurs existences. Wozzeck est le premier opéra du XXe siècle sur un homme de peu, ce n’est pas rien. »

Une musique très écrite

Stéphane Degout est un Wozzeck fiévreux. Il laisse transparaître son chaos intérieur, tout en détachant les syllabes du texte de Büchner avec une clarté qui frôle la mélancolie. Il prépare là son deuxième Wozzeck. Mais à l’heure du déjeuner, il reconnaît avoir été hanté par le personnage de Wozzeck depuis sa jeunesse, et une représentation de la pièce au TNP de Villeurbanne, à laquelle il assistait, lycéen, dans laquelle Daniel Auteuil campait un Woyzeck inoubliable : « J’ai longtemps pensé que l’opéra Wozzeck était loin de moi, que je n’avais pas une voix pour ça. Car la grande majorité des enregistrements qui existe, et des spectacles que j’ai vus, se sont fondés sur des barytons très puissants qui gueulaient presque, dans un esprit de Sprechgesang très fort. Mais il y a quelques années, j’ai découvert un baryton allemand léger, comme moi, Christian Gerhaher, qui a pu le faire. J’ai étudié la partition, et j’ai découvert qu’il n’y avait en vérité que trois scènes de Sprechgesang, et que c’était sinon une musique très, très écrite, sur les nuances, les rythmes. » Pour nourrir son personnage, le baryton s’est amusé à fouiller dans les rapports médicaux du fait divers du début du XIXe siècle à l’origine de la pièce de Büchner : « il est écrit que le meurtrier avait l’impression que quelqu’un l’accompagnait toujours. C’est une petite chose, mais qui m’ai aidé dans mon travail sur le personnage. C’est un individu atteint de pathologies, c’est évident, que la misère sociale rend encore plus palpable. Au cours des trois actes, il connaît une descente aux enfers. Et malgré son humanité, la fin est inéluctable » Cette fin, Richard Brunel l’a réinterprétée, pour que le personnage ne meurt plus seul, noyé dans une mare, mais face à une société qui le juge : « Lorsque Wozzeck se tue face au groupe, après avoir tué Marie, c’est parce que la pression de la société n’est plus tenable pour lui. »

Ceci dit, Wozzeck, au bout de la pièce, demeure un mystère. Rien ne prédétermine ses actes, qu’il s’agisse de la dimension narrative, ou musicale. C’est, confirme Richard Brunel, un « opéra foncièrement disruptif. Il y a une phrase que j’aime beaucoup dans l’opéra : « l’homme est un abyme, on a le vertige lorsqu’on se penche dessus. » À la sortie de cet opéra, une question demeurera pour le spectateur : si j’étais Wozzeck, aurais-je fait autre chose ? La musique d’Alban Berg, dans ses contrastes, ses leitmotivs, ses variations, répond à sa manière que l’abyme d’un homme, est notre abyme à tous. 

Wozzeck, d’Alban Berg, direction musicale Daniele Rustioni, mise en scène Richard Brunel à l’Opéra de Lyon, du 2 au 14 octobre, plus d’informations