Les Mémoires de Werner Herzog constituent un des sommets de l’œuvre du grand réalisateur allemand.

Rien que la traduction du sous-titre de ces Mémoires offre des perspectives vertigineuses. En français, le livre s’intitule Chacun pour soi et Dieu contre tous qui est la traduction littérale du titre original, en langue allemande, du film de 1974 que nous connaissons comme L’énigme de Kaspar Hauser. Ces Mémoires écrites portent donc le titre jamais traduit en français d’un des grands films de Werner Herzog. Au milieu du récit de son ascension difficile mais souvent joyeuse vers l’âge adulte, Herzog nous explique que si tant de ses films contiennent dans leur titre le mot Dieu (Aguirre, la colère de Dieu ; Dieu et ceux qui ploient sous le fardeau) c’est peut-être parce qu’à treize ans, ce fils de deux laïcs dénazifiés ressentit comme « une sorte de vide » et « un besoin d’élévation » et de « transcendance ». Pour y remédier, il décida de se convertir au catholicisme. Éphémère mais héroïque, l’aventure dura quelques mois. Très vite, le jeune homme dut affronter quelques obstacles d’ordre historique et théologique, comme l’Inquisition, la Sainte Trinité et les mots d’ordre de Saint Augustin à qui il préfère le moine ascète breton Pélage qui, au Ve siècle, fut le père fondateur de la doctrine du libre arbitre.

Mais le plus important dans cette auto-excommunication, c’est ce besoin, déjà à l’heure des premières masturbations, de s’élever et de continuer à s’élever plus haut en affrontant ses doutes. Deux thèmes apparaissent vite comme par anamorphose entre chaque ligne : Herzog ne peut démêler ce qui est de l’ordre du rêve ou du souvenir (un des grands thèmes de son œuvre) et chaque action de son existence aura eu comme but de l’aider à s’envoler. Ce désir d’envol explique son goût très tôt pour le saut à ski et, plus particulièrement, le vol à ski à qui il consacre un de ses documentaires en forme d’autoportrait en miroir : La grande extase du sculpteur sur bois Steiner. Si Steiner l’homme-oiseau saute au-delà des limites permises, ce n’est pas par goût de l’exploit mais pour s’arracher à la gangue terrestre. Steiner, comme Herzog ou l’alpiniste Reinhold Messner (héros de Gasherbrum, la montagne lumineuse) veulent ressentir l’extase dans leurs quêtes des cimes et de Dieu.

Du plancher des vaches aux lunes de Jupiter

Adepte de la méditation tibétaine, ce désir de transcendance imprègne la structure de chacun de ses récits intimes, ses recherches généalogiques et ses défis artistiques. Herzog ne peut jamais s’en tenir aux simples faits ; il doit les dépasser, leur donner une densité intérieure, un mystère, une âme. Un exemple : il apprend enfant à traire les vaches, auprès de sa mère, dans une ferme bavaroise sans électricité ni téléphone. S’ensuit une digression cosmique : des années plus tard, il veut assister à la mort d’une sonde spatiale qui part se fracasser dans la glace microbienne d’Europe, une des lunes de Jupiter. Pour l’éviter, les ingénieurs de la NASA décident de l’envoyer se désagréger dans les gaz de la planète géante. Herzog ne peut manquer la mort de Galiléo mais ne sait comment s’y rendre. Il essaye de grimper les grilles de l’agence spatiale, détail burlesque dont il a toujours affublé ses récits. Il y parvient grâce à un ingénieur qui hurle : « Laissez entrer ce fou furieux avec sa caméra ». À partir de ce jour-là, Herzog a nourri le désir de filmer les astronautes de la NASA. Mais comment les convaincre ? Fort de son intuition empirique de gamin des champs, il repère que l’un d’eux doit avoir grandi dans une ferme et il le séduit en lui parlant de la traite du lait. Et voilà comment en deux pages nous sommes passés du plancher des vaches aux lunes de Jupiter.

Une infinité d’histoires

Voilà à quoi doivent s’attendre les lecteurs de ces Mémoires aussi baroques et mystiques que ses films : une élévation permanente. Chacun de ses souvenirs constitue une ascension littéraire, du trivial au sublime, du factuel au plus spirituel. Herzog a raison de se comparer aux jeteurs de sorts marocains. Tel son ami, le grand créateur de mythe, Bruce Chatwin, Herzog narre chaque épisode de sa vie comme s’il s’agissait d’un conte-gigogne des Mille et une nuits. Son père a beau être velléitaire, il rêve d’écrire le plus grand traité scientifique de l’histoire du monde. La rencontre de ses grands-parents donne lieu à un conte romantique et un voyage archéologique en Asie mineure sur les traces des Miniambes. Quant à son ennemi intime Klaus Kinski, quand une admiratrice dit le trouver « grandiose », l’acteur lui envoie des patates au visage en hurlant « J’ÉTAIS EPOCHAL. » Et quand, comme par hasard, Herzog apprend la réunification de l’Allemagne, il est en train de filmer le Cerro Torre, le plus invincible des sommets. Au vol de ces pages, parmi les plus fascinantes jamais écrites par un cinéaste, on retrouve cette densité hors du commun au cœur de l’œuvre tout entière, où chaque mot, chaque ligne, chaque page, chaque souvenir, chaque image révèle et ouvre sur une infinité d’autres histoires. Écouter, voir ou lire Herzog, c’est éprouver de façon profonde que n’importe quel récit contient l’univers. L’élévation est dans le foisonnement.

Werner Herzog, Mémoires, chacun pour soi et Dieu contre tous, traduit de l’Allemand par Josie Mély, Séguier, 94p., 24,90€