Dans Fossilia, en ce moment au théâtre des Abbesses à Paris, Eglė Švedkauskaitės’inspire de faits réels pour mettre en scène sur un mode poétique et parfois onirique la difficulté du peuple lituanien à affronter le souvenir douloureux de la déportation en Sibérie au temps de l’URSS.
Nous sommes dans un musée apparemment consacré à la paléontologie, si l’on en juge les énormes vertèbres disposées des deux côtés de la scène. Vu leur taille, elles auraient pu appartenir à un mammouth géant. On pense au poème La flûte de vertèbres de Vladimir Maïakovski. Mais ce qui se joue ici est d’un autre ordre, qui au-delà du futurisme russe et de la révolution de 1917, implique un travail complexe et douloureux consistant à exhumer un passé refoulé. Fossilia, création de la dramaturge et metteure en scène Lituanienne, Eglė Švedkauskaitė présentée au théâtre des Abbesses dans le cadre de la saison de la Lituanie en France, nous confronte au silence étouffant ayant succédé au traumatisme de la déportation en Sibérie dont fut victime une importante partie de la population de ce pays à l’époque de l’URSS. Marqués au plus profond d’eux-mêmes par les violences qu’ils ont endurées, les survivants ont gardé pour eux le souvenir de l’enfer vécu pendant ces longues années où, coupés du reste du monde, ils durent lutter dans des conditions inhumaines contre la faim, le froid et la maladie.
Le fait que de ce passé relativement récent la jeune génération ne semble avoir qu’une idée très vague a de quoi étonner. Pourquoi leurs parents ne leur ont rien raconté de ce qu’avaient subi leurs propres parents ? Comme s’ils en avaient honte. Ainsi dès le début du spectacle, les mots du fils qui, muni d’une caméra, se rend au musée où il a été convié avec sa sœur et leur père surprennent par leur désinvolture. « C’est parti pour cette soi-disant expédition », s’amuse-t-il. Son insouciance apparente comme celle de sa sœur tranchent avec l’attitude autrement angoissée du père figé dans le refus, non seulement de parler mais d’apprendre quoi que ce soit quant au passé familial. Tout a commencé par la découverte dans le jardin de la maison de leur grand-père où ils ont vécu enfants d’un manuscrit enterré depuis cinquante ans sous un buisson de pivoines. On voit le manuscrit à l’écran. L’image en gros plan montre une écriture serrée. Ces pages, désormais conservées au musée, contiennent les souvenirs de la sœur de leur grand-père rédigés en cachette. Elle y raconte la déportation, depuis leur arrestation et le trajet en train où ils sont entassés à plusieurs dans un même wagon jusqu’à la vie quotidienne en Sibérie.
Il y a une séquence très émouvante dans le spectacle quand la conservatrice du musée raconte comment en déchiffrant le manuscrit elle est profondément perturbée par la violence de ce qu’elle découvre au point de s’arrêter à chaque fois au bout de dix minutes tant la lecture en est pénible. Cela face au père réprobateur, mal à l’aise à l’idée que les souvenirs de sa tante vont être publiés. Il lui demande presque de quoi elle se mêle. L’histoire de sa famille ne la regarde pas. Or on apprend que le père a souvent froid. Comme s’il vivait dans sa chair le souvenir des hivers sibériens vécus par son propre père. Fossilia se transforme alors en une quête archéologique d’un genre singulier puisqu’elle consiste d’abord à effectuer un travail sur soi-même. Autrement dit, non seulement à affronter la vérité en face, mais aussi à accepter ce qu’elle a à leur apprendre sur les uns et les autres. On découvre ainsi que le père avait caché à son épouse que sa mère avait été enterrée dans la cave de la maison avant d’être exhumée plusieurs années plus tard pour être enterrée au cimetière.
Quand ils reviennent avec la conservatrice du musée dans la maison du grand-père, maison qui a été vendue depuis plusieurs années, c’est un peu comme s’ils participaient à une reconstitution judiciaire. Tout du long, le spectacle est rythmé par des extraits des souvenirs notés par la tante, résurgence de moins en moins fantomatique d’un passé que le père apprend à apprivoiser où il est question d’une population qui se répartissait entre les cadavres, les mourants et les malades qui peuvent encore guérir. Le père imagine un jeu avec ses enfants où il leur demande ce qu’ils préfèreraient s’ils devaient choisir : les poux, la faim, le froid, l’humidité ou le sol dur. Les enfants ne proposent aucune réponse évidemment. Mais ce drôle de jeu n’en est pas moins révélateur de la résilience du père et, au fond, d’un pays tout entier pour qui le fait de savoir d’où il vient est aussi une façon d’affronter le présent et l’avenir.
Fossilia de et par Eglė Švedkauskaitė jusqu’au 4 octobre aux Abbesses, théâtre de la Ville, Paris. Dans le cadre de la saison de la Lituanie en France,