Pour son ultime exposition à Montparnasse, avant son installation au Palais Royal, la Fondation Cartier présente une rétrospective de l’œuvre de Olga de Amaral, l’exploratrice colombienne de l’art textile. Un voyage coloré et texturé à travers les Andes. 

Le voyage commence dans un paysage tellurique. De monumentales pierres d’ardoise déposées sur le sol rencontrent les majestueux pans de tissus aux couleurs automnales d’Olga de Amaral qui font écho à la végétation du jardin de la Fondation Cartier. Le corps du visiteur glisse entre les formes et les matières. Son regard se rapproche des œuvres pour comprendre leur matérialité. Les lés de tissus en lévitation se composent de morceaux tissés, peints, enchevêtrés formant des surfaces colorées changeantes selon la lumière qui la frôle. Ces pièces pourraient être des détails microscopiques ou macroscopiques de la nature, telles les Brumas dans la seconde salle de la Fondation, nuages de fils peints. L’artiste y transcende la beauté des gouttelettes de brume. Le regard s’élève, glisse sur les fils verticaux. En se déplaçant, il découvre de nouvelles couleurs, des formes géométriques, des anamorphoses, telles des apparitions atmosphériques. Le mouvement permet la révélation. L’exposition se prolonge à l’étage inférieur et permet de rentrer dans l’intimité de l’artiste. Dans une semi-pénombre, la scénographie en forme de spirale guide chronologiquement à travers les productions de l’artiste et ses explorations de la matière des années 1960 à 2018.

    La rétrospective de l’artiste méconnue en France, mais emblématique dans son pays et aux Etats-Unis, réunit près de 80 pièces dont la plupart n’ont jamais été présentées en dehors de sa Colombie natale.  » Elle nous montre toute la richesse de la pratique artistique d’Olga consistant à repousser sans cesse les limites du médium textile, explique la commissaire Marie Perennès. Olga tisse sur son métier, mais elle ne s’arrête pas là. Elle tresse, elle entrelace, elle croise, elle utilise des fils de coton, des fils de lin, de la feuille d’or, de l’acrylique… Ses œuvres sont inclassables. Elle joue avec la géométrie, avec le tridimensionnel, avec l’abstraction. Elle emprunte tout autant au Bauhaus qu’aux traditions vernaculaires et populaires de son pays. »

     L’exposition s’apprécie en premier lieu pour la beauté et la dextérité des pièces révélées par la scénographie de l’architecte franco-libanaise Lina Ghotmeh, qui incite à vivre ces paysages de tissus, ces mondes en soi. Elle permet aussi de se plonger dans un médium sous-représenté depuis son apparition contemporaine dans les années 60 : l’art textile. Chacun connaît les productions utilitaires, tapisseries murales recouvrant les murs de pierre pour les réchauffer et les décorer ou manteaux et écharpes caractéristiques des pays d’Amérique du Sud. Peu d’entre nous ont l’habitude de l’apprécier en tant que médium artistique. Or à la fin des années 40, l’artiste allemande Anni Albers s’inspire de l’idée de décloisonnement des arts chère au mouvement Bauhaus, dans la droite lignée de l’Art  Craft britannique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui met à bas la hiérarchie entre art et artisanat. Anni Albers, avec sa série Pictorial Weavings, fait se rencontrer le tissage jusqu’alors figuratif et l’abstraction. Or en 1954, Olga de Amaral, qui a quitté son pays secoué par une guerre civile, étudie le tissage à l’Académie des arts de Cranbrook, école héritière de l’enseignement du Bauhaus où elle découvre notamment les travaux d’Anni Albers. De retour en Colombie, l’artiste  décide de mêler ses découvertes esthétiques et ses recherches conceptuelles à l’exploration des techniques de ses ancêtres, ainsi que la traduction du paysage qui l’entoure. À l’époque, les artistes modernes s’intéressent aussi à l’espace et la manière dont une œuvre peut l’habiter, voire le modifier, ou comment une peinture peut se déployer en trois dimensions. Olga de Amaral fait sienne ces expérimentations pour sortir la tapisserie de son cadre et permettre à ce qui sera nommé « La nouvelle tapisserie » de rivaliser avec la sculpture et l’architecture. Ses œuvres deviennent environnements, paysages, murs sensuels. Des commandes monumentales lui sont passées, dont une tapisserie de 35 mètres de haut pour le Peachtree Plaza Hotel d’Atlanta dessiné par l’architecte américaine John C. Portman. Si se confronter à l’architecture l’intéresse, elle l’étudia au Collegio Mayor de Cundinamarca à Bogota, l’artiste puise aussi dans la nature qu’elle convoque dans ses créations, évoquant les feuilles, le grès de la Cordillère des Andes, les bourgeons et les plantes grimpantes. Mais une dernière révélation va à nouveau faire évoluer son travail. En 1970, elle découvre le kintsugi grâce à son ami céramiste Lucie Rie, la technique japonaise de réparation à l’aide d’or. « Je me suis mise à chercher comment transformer le tissage en surfaces dorées et lumineuses« , explique-t-elle en 2003 lors d’une conférence au Metropolitan Museum of Art de New York. Quatre ans plus tard, alors installée en France, Olga de Amaral s’empare de la feuille l’or. Elle tisse ainsi des fils de lin et de coton en unités rectangulaires, qui sont « comme des « mots » que j’utilise pour créer des paysages dont les surfaces et les textures mêlent diverses émotions, souvenirs, significations et connexions« . Accompagnée de sept femmes, elle les enduit de gesso pour rigidifier et renforcer la sensation d’austérité. Elles ajoutent des inscriptions et des formes géométriques simples en bas-relief, tels des glyphes. Recouvrent ces unités de papier de riz, appliquent les feuilles d’or, pour enfin tisser les bandes et créer ses œuvres. La dernière salle de l’exposition, plongée dans la pénombre, rassemble les Estelas, un ensemble de pièces en lévitation aux allures de stèles, dont l’une des faces est recouverte d’or tandis que l’autre, sombre, accueille des formes géométriques. Il ne reste plus aux visiteurs qu’à plonger dans cette «  espace de méditation, de contemplation et de réflexion« , selon les mots de l’artiste. 

Olga de Amaral jusqu’au 16 mars 2025 à la Fondation Cartier