Avec Pessoa, since I’ve been me, Robert Wilson offre au poète portugais un univers à sa hauteur. Eblouissant.

Parvenir à recréer le souffle premier d’un poète sur scène est rarissime : Wilson et ses acteurs l’ont fait. Leur rêve étrange et scintillant nous tient en suspens, par ses images, ses figures, ses couleurs, ses mots.  Hors de toute réalité, de toute rationalité : Pessoa, since I’ve been me nous fait entrer de plain-pied dans l’esprit de Pessoa. Au départ pourtant, rien n’était écrit. Robert Wilson n’a pas toujours été un lecteur assidu du poète portugais. Grâce à Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville dont on connaît la passion pour la littérature européenne et lusophone, l’Américain plonge pourtant dans ce spectacle à haut-risque : mettre en scène, avec sept acteurs de diverses nationalités, et en plusieurs langues, quelques-uns des « hétéronymes » de Pessoa. Ces dizaines de figures, qui sont autant de doubles du poète, incarnent sa croyance fondamentale en un Moi fragmenté, et insaisissable. La proposition de monter Pessoa fut sans nul doute séduisante pour Robert Wilson qui depuis un demi-siècle, transforme le théâtre en un lieu de visions et de silence, au gré d’un expressionnisme abstrait bousculant les codes antérieurs. Le Théâtre de la Ville, mais aussi le théâtre de la Pergola à Florence et le théâtre de Lisbonne, l’accompagnent dans ce projet, résolument européen. Voilà donc l’Américain, homme de spectacle et de lumières, face au poète portugais, écrivain des ruelles obscures, et d’un désespoir métaphysique. Que pouvait-il naître de cette rencontre ? Pessoa, since I’ve been me, succession de tableaux somptueux qui permettent aux sept comédiens d’incarner la poésie de Pessoa. Le plus beau spectacle de Robert Wilson de ces dernières années.

Tout commence comme une comédie musicale américaine classique : les sept comédiens apparaissent en costumes noires et figures maquillées, entre Groucho Marx et le cabaret berlinois. Au centre, on reconnaît immédiatement Maria de Medeiros, grimée en petit homme ordinaire du début du siècle dernier, tel que l’était Pessoa, ou plutôt Bernardo Soares, son plus fameux hétéronyme qui signe Le livre de l’Intranquillité. Par son jeu comme emprunté au cinéma muet et la beauté de sa diction, elle transmet, en français et portugais, la douceur, et l’humanité des poèmes de Pessoa. A ses côtés, chacun des acteurs semble offrir tour à tour une dimension du poète : l’humour, la sensualité, la tendresse. Et l’étrangeté, comme la femme au visage bestial incarnée par l’Italienne Sofia Menci, qui, pendant un interlude, nous lit la lettre de Pessoa à Ophelia, moment émouvant d’un homme qui consigne la fin de l’amour à une lettre aimée. Le lecteur de Pessoa sera aussi touché par la variété des textes qui composent le savant montage de la pièce, qu’ils soient empruntés à son célèbre chef d’œuvre, Le livre de l’Intranquillité, mais aussi aux autres recueils publiés sous les noms de Ricardo Reis, d’Alvaros de Campo ou d’Alberto Caeiro. Qu’elle soit dite en italien, en français, en anglais ou en portugais, la poésie de Pessoa change et demeure toute aussi poignante. De même lorsqu’elle dérive de la déclamation au chant : ainsi le contre-ténor brésilien Rodrigo Ferreira que l’on avait pu admirer il y a quelques semaines avec le Balcon au Musée Branly, fait entendre la force de la langue de Pessoa et sa dimension musicale, jusqu’à la faire tonner. Nous sommes comme si souvent chez Wilson dans un lieu indéterminé, à mi-chemin du théâtre et de l’opéra, rythmé par les lumières, et nos éblouissements. Alors, se demande-t-on au fil du spectacle, faut-il choisir un Pessoa entre les différentes visions de Wilson ; l’enfant sur son rocher, l’homme à sa table, le poète en proie au cauchemar de la « couleur » ?

Sans doute faut-il les saisir tous en un, comme le permet la pièce. Car se dessine une constante parmi les multiples voix du poète, le rapport périlleux et bouleversant à une réalité que l’on refuse d’expliquer : « Suffit ! C’est l’impression un tantinet métaphysique / Comme le soleil pour la dernière fois sur la fenêtre de la maison qu’on va abandonner, /Qu’il vaut mieux être enfant que de vouloir comprendre le monde ». C’est bien cette enfance libérée de tout discours que Robert Wilson fait vivre sur scène, ponctuant d’ailleurs sa pièce par le rire enregistré d’un enfant. L’Américain et ses comédiens nous offrent leur Pessoa, esprit joyeux, hors des contingences et, parfois, de la pesanteur de l’esprit européen. Suivons-les, ils nous régénèrent.

Pessoa, since I’ve been me, Robert Wilson, Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’Automne, jusqu’au 16 novembre.