L’un des classiques de Haendel, Ariodante se joue à Strasbourg dans une très belle distribution.

L’indiscipline n’est plus ce qu’elle était : de nos jours, on prend l’opéra trop au sérieux. On sait pourtant qu’aux âges baroques, les théâtres étaient éclairés et le public chahuteur. Dans les loges, les gens bâfraient, se butinaient, et lorsqu’un air attirait leur attention, ils tournaient la tête vers la scène. Ces époques devaient être terribles pour les artistes, et cela explique la longueur de certains opéras des XVIIe et XVIIIe siècles, qui n’avaient pas pour objectif de capter l’attention du public durant quatre heures d’affilée. De là à dire qu’il y a un malentendu au sujet des pièces de GF Haendel c’est aller un peu loin, mais même ses thuriféraires les plus ardents pointent la durée de ses œuvres.

Ariodante n’échappe pas à la règle, avec son livret de vaudeville mirliton imité de l’Arioste, et sa kyrielle d’airs superbes et parfois interchangeables. Il faut dire que l’efficacité et le professionnalisme de Haendel sont soufflants, car le musicien parvient à pondre ces pages de pure virtuosité avec une facilité déconcertante. Et le vrai génie de ce compositeur est de toujours savoir nicher au cœur du marathon, une pépite de pure grâce, d’absolue perfection, tel l’air Lascia ch’io piangia de Rinaldo, ou l’admirable scherza infida dans Ariodante. On croit alors effleurer l’aile de l’ange et l’on se dit qu’on a bien fait d’attendre. Las, ensuite le ronron reprend et l’œuvre s’achève avec toutes les conventions qui s’imposent. Haendel a pourtant ses défenseurs, qui sont presque une secte et se reconnaissent dans ses opéras comme d’autres dans les chansons de Mylène Farmer. Et jamais vous ne leur ferez admettre qu’Ariodante compte quelques longueurs.

Mais il faut dire que l’opéra de Strasbourg s’est donné beaucoup de mal pour défendre cette œuvre fleuve (3 h 50, avec les entractes) et qu’on a ici un Ariodante de compétition. 

Jetske Mijnssen en replace très intelligemment l’intrigue royale au centre d’une seule et même famille, avec trahisons et règlements de compte, façon Festen ou Succession.

Dans de beaux décors d’Étienne Pluss, superbement éclairés par Fabrice Kebour (il faut le souligner) et d’élégants costumes de Uta Meenen, on observe cette microsociété qui se scrute, s’aime, se hait, se trahit, se pardonne.

La metteuse en scène a fait un authentique travail de direction d’acteur, parvenant à donner du cœur, de la profondeur et de la chair à des personnages qui n’en avaient guère sur le papier. Et la distribution réunie sur la scène strasbourgeoise est en cela aussi cohérente qu’homogène.

Tous sont à citer, car ils unissent vraiment leur force et leur talent : les ténors Laurence Kilby et Pierre Romainville, dans les rôles de Lurcanio et Odoardo ; le superbe roi blessé et rongé de contradictions de la basse Alex Rosen ; côté femmes, la soprano hongroise Emoke Barath campe une Ginevra puissante et hantée, à laquelle répond la fort belle Dalinda de la prometteuse Lausanne Oliva (voix à suivre !).  

Viennent enfin les personnages « gender fluid », si propres à la geste haendélienne : dans le rôle de Polinesso, le contre-ténor Christophe Dumaux parvient à de vrais trésors d’élégance et de subtilité, malgré les vocalises parfois interminables de sa partition. Face à lui, l’Ariodante d’Adèle Charvet est sidérante d’ambiguïté sexuelle. On croit vraiment voir un homme à voix de femme et non une femme jouant un homme ; et la mezzo française nous arrache des larmes lors du fameux scherza infida

Enfin, le chef britannique Christopher Moulds dirige cette musique avec une passion évidente et un souci de mettre en valeur chaque voix ; preuve de son mérite : il pourrait même nous convaincre d’y revenir. Respects !

Ariodante, G.F. Haendel, direction musicale Christopher Moulds, mise en scène Jetske Mijnssen, Opéra National du Rhin, Strasbourg, Colmar, Mulhouse, jusqu’au 1er décembre.