A Chaillot, le chorégraphe et directeur des lieux étreint la gravité de la vie et des corps, dans sa nouvelle création, Contre-nature. Bouleversant.
Et c’est reparti pour un tour… dans les limbes ? Depuis quelques années, Rachid Ouramdane envoie les siens en l’air, au-dessus du plateau, pour embrasser l’air des cieux. Quand des humains s’envolent avec une telle facilité, c’est assurément contre-nature. En l’occurrence, une formation circassienne et l’esprit poétique font la différence. Le titre du nouvel opus d’Ouramdane évoque en effet une condition non prévue dans les clauses de mobilité afférentes à la condition humaine. Mais le décollage a ici d’autres raisons, plus ou moins paradoxales : « J’ai surtout pensé aux cas de figure où les plus jeunes partent avant les aînés, ce qui ne respecte pas l’ordre habituel des choses », dit le directeur de Chaillot. Son Contre-nature s’ouvre sur une image pleine de douceur, où deux personnes, l’une adulte et baraquée, l’autre enfantine et menue, la main dans la main, affrontent on ne sait quel horizon obscur. L’un portera l’autre, mais qui accompagne qui ? Aussi le couple nous fait entrer dans un univers onirique, où les corps humains paraissent aussi ouateux et cotonneux que le brouillard qui les accueille et les soutient. Dans cet entre-deux où s’enlacent la gravité et la légèreté, ils peuvent même atteindre à l’apesanteur, manipulés en l‘air par les mains de leurs camarades. « Nous sommes des êtres impossibles à saisir », commente Ouramdane son « spectacle explore la manière dont chacun a été construit par les autres », et même par celles ou ceux qui sont « partis » plus tôt que ce qui serait dans « la nature des choses ».
Dans cette fluidité des états physiques et mentaux, Contre-nature pratique une philosophie du mouvement aux racines orientales : « Quand je mets en mouvement deux personnes, ce n’est pas tant pour voir leurs gestes mais pour voir l’espace qui se dessine entre elles. » D’où l’effet de voir planer tout l’espace scénique, s’élevant au-dessus de sa condition matérielle. Ce qui est, sans conteste, contre-nature. Comme il l’est de voir, dans les duos acrobatiques, les porteurs se faire aussi immatériels et fragiles que les voltigeuses. Mais ce n’est qu’une illusion. Il faut accepter de se laisser entraîner dans cet état de rêve, forme douce de la transe où l’on vit un changement de condition plutôt que de compter les exploits acrobatiques. Il y en a pourtant, dans la verticale comme en matière d’envols horizontaux, puisque la Compagnie de Chaillot, qui interprète à dix ce Contre-nature, se préoccupe bien peu de la distinction entre danse et cirque, prouvant qu’en matière de poésie, une acrobatie éthérique vaut autant, voire plus qu’un grand jeté. Par deux fois, la nature – celle qui mériterait une majuscule – revêt le fond de scène et impose la lente mobilité de son imagerie en noir et blanc. D’abord la forêt, dans un lent mouvement de recul, prend possession de l’espace. Ensuite, la mer, avec ses vagues douces ou puissantes, la houle s’y confond avec le brouillard, ensemble qui fait scénographie en frôlant la blancheur d’un sol immaculé. Pureté des sensations, épure scénique et gestuelle. Limpidité de la voltige dans les limbes : « Mon travail garde ce fil rouge autour de la vulnérabilité, de l’intime des personnes que l’on peut utiliser comme socle pour se construire. » C’est vaincre la gravité face à la douleur d’une perte.
Contre-nature
de Rachid Ouramdane
Chaillot Théâtre national de la Danse
Du 6 au 17 novembre
Plus d’infos sur www. theatre-chaillot.fr