Si vous ne l’avez pas lue, vous en avez entendu parler. L’Irlandaise vend des millions de romans dans le monde, s’est fait connaître par son best-seller Normal People. Alors j’ai eu envie de lire son dernier roman, Intermezzo. Chez Gallimard. On se méfie toujours des auteurs qui vendent autant : je n’aurais pas dû. Intermezzo est un roman de qualité. Il raconte l’histoire de cinq personnages, la trentaine : deux frères, Ivan et Peter, leurs deux petites amies, et une pute. Il ne se passe pour ainsi dire pas grand-chose. Nous les suivons dans un laps de temps indéterminé, au quotidien. Les portraits des uns et des autres sont très bien brossés, cohérents, vraisemblables. Ivan est joueur d’échec, cérébral, brillant, pas très beau, peu doué pour les choses de l’amour, asocial ; Peter est avocat, orateur, beau, mène une double vie, entre une femme qu’il aime mais qui est malade, et une prostituée qui l’amuse. Le tout sur un vague fond de dépression : leur père vient de mourir. Il y a les sentiments qui sauvent, chez Rooney. Pas de romantisme, pas d’effusion, pas de coup de foudre, mais de tendres sentiments d’Ivan pour cette femme plus âgée et qui divorce, un peu déprimé aussi ; et pour Peter, de la compréhension, de l’empathie même pour sa petite amie malade pas moins que pour sa maîtresse. Rooney a un art du dialogue, qu’elle intègre dans le corps même du récit, sans guillemets ni tirets, remarquable ; aucune fausse note. A un sens, aussi, de la phrase, courte, parfaitement rythmée, qui prend son lecteur dans une très confortable mélodie, qu’elle tient de bout en bout. Il y a fort à parier qu’elle travaille ses romans phrase à phrase, à la virgule près. Son talent ? Capter les moments furtifs, de capter ce qui se joue entre deux êtres, au présent, en quelques mots bien choisis. C’est la Colette irlandaise, d’autant plus qu’elle joue beaucoup sur la sensualité des personnages, et le sexe. Elle est aussi très habile pour intégrer des éléments politiques à son récit, sans jamais s’appesantir. Féministe en catimini, les termes clefs nous font comprendre là où elle se situe, comme celui de « domination » qui revient à plusieurs reprises. Elle est de son temps, mais elle est capable ici et là de déconstruire la déconstruction : un personnage féminin peut être dominant ! Un personnage masculin peut être fragile ! Je sais, on en est là.

Rooney traite bien l’ensemble de ses personnages, féminins ou masculins, avec une affection égale pour les uns et les autres, évitant le piège de tant de romans contemporains, traversés par le militantisme, le manichéisme.

Je lui reproche cependant un certain nombre de points. Il y a quelque chose de gentillet dans Intermezzo. Tous ses personnages sont compréhensifs, aimants, à l’écoute de l’autre. Vous allez me dire, c’est l’époque. Les jeunes seraient sur cette longueur d’onde, jamais d’offense. Oui mais non. Des slogans, des mots, des belles phrases, mais jeune ou pas jeune, nous avons tous des parts d’ombre : violence, perversité, névroses, hargne, envie etc. Rien de tout cela ne figure dans ce roman, comme un pan entier de nos émotions qui aurait été effacé. Rooney croit trop à ces slogans de la jeunesse : le roman sert à aller au-delà, à entrer dans les chambres.

Il y a pire. Un confrère m’appelle il y a quelques jours : as-tu lu le Irish Times ? Non. Jette un oeil, quand même. Et là, quelle surprise : un certain nombre d’articles de Rooney sur Israël. Elle y est aussi violente que tendre et modérée dans ses romans. C’est Docteur Jekyll et Mister Hyde.

Depuis des années – bien avant le 7 octobre -, Rooney est une activiste du BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanction), cette association visant à boycotter Israël, tant sur le plan économique que sur celui de la culture. Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est par exemple ne plus lire David Grossman, Zeruya Shalev, Amos Oz et tant d’autres, pourtant des écrivains de la paix, tous favorables comme l’ensemble des artistes israéliens, à un état pour les Palestiniens. Quelle infâme injustice de boycotter la culture israélienne ! Il suffit de ne rappeler ici qu’un seul fait, pour discréditer à jamais le BDS, et dans le même élan Sally Rooney (sans oublier Annie Ernaux qui en est aussi membre) : ce BDS est dirigé par le qatari Omar Barghouti, qui appelle à la « fin » et « la destruction » d’Israël ». Rooney adhère-telle à cette idée ? Il semblerait que oui, puisqu’elle est membre de l’association. Ajoutons, et ce, encore une fois bien avant le 7 octobre, que Rooney ne souhaite plus être traduite en hébreu. En Russie est-elle traduite ? Oui. En Chine ? oui. En Iran ? Oui (bonjour le féminisme de Rooney !). Les dictatures, et non des moindres, ne semblent pas trop la déranger. Seule la démocratie israélienne l’obsède. Je ne lirai plus Sally Rooney. Pas plus qu’Annie Ernaux. La gauche antisémite est un fléau.