Parfaite introduction à l’œuvre d’Hanna Krall, La Douleur fantôme rappelle qu’elle est une des plus grandes écrivaines européennes du moment. Et prouve que la littérature peut se confronter à la Shoah.

S’il est permis ici, sans encourir le soupçon de présomption, de donner un conseil aux jeunes écrivains (exercice par ailleurs fort en vogue), on prescrira de prendre pour viatique et maître-étalon ce recueil de textes de la grande Hanna Krall.

Cette Douleur fantôme échappe magistralement aux travers du disparate qui menace de grever les compilations, l’homogénéité étant ici garantie par le cachet inégalable de la phrase d’Hanna Krall. Sa phrase : cet accent si expressif, si mystérieux aussi, car nul effet de manches stylistique ne vient déparer la sobriété d’une langue conçue comme un instrument souple, vif et capable d’un prodigieux discernement. Au service, toutes ces qualités, de la collecte et de l’agencement des faits et des données – ou plus exactement des mille histoires que, telle une oreille munie d’un stylo, Hanna Krall restitue. « Restitue » ou plus exactement « concentre », tant elle retrouve, comme à l’issue d’une opération chimique, ce qu’il faut bien appeler (nul doute que ce mot pompeux l’indisposerait) une « essence » sous les particularités, pittoresques et tragiques tout ensemble, de chaque vie singulière. Un officier allemand impliqué dans un attentat contre Hitler ; un musicien juif polonais qui, enfant, a échappé à la Shoah dissimulé dans une armoire ; un universitaire américain hanté par le dibbouk de son demi-frère « perdu quelque part dans le ghetto » : envers eux, envers tous les autres, « l’écriture est un processus d’exploration et de découverte », note elle-même Hanna Krall.

Donc, jeunes écrivains, voilà déjà une impeccable leçon conjuguée de style, d’éthique, d’acuité, de force évocatrice. Ce serait déjà une suffisante raison pour que ce livre ne quitte pas votre bureau. Mais il y a aussi – surtout ? – l’impression rémanente laissée par chacun de ces textes, par chacune de ses rencontres d’Hanna Krall avec ses interlocuteurs. Une impression mal définissable, analogue à celle que produit la lecture de Kafka. Ou celle de Beckett. Ou encore celle de L’Institut Benjamenta. Citons aussi certains personnages de Melville, dont se dégage un même sentiment. Celui de se trouver en face de formes limites de l’existence humaine. Et ipso facto, cher écrivain en herbe prends-en de la graine, de braquer les yeux sur l’horizon littéraire le plus haut – le seul sans doute qui vaille. Là où l’écriture et le récit engagent la notion même d’humanité.

Pardon pour le ronflant de la formule qui précède. Mais qu’il s’agisse des survivants de la Shoah ; du « dernier juif », celui qui, après la guerre et l’extermination, n’a pas quitté la Pologne ; des policiers allemands du 101e bataillon de réserve devenus exécuteurs de masse ; de ces détails : les béquilles de l’un, des odeurs, « trois petites cuillères à thé » – toujours, des existences, des destins, s’incarnent dans des formes limites : fragiles, ou contradictoires, ou impossibles. Seule réponse possible de la littérature à la Shoah, qui, justement, a rendu l’existence fragile, contradictoire, impossible.

Hanna Krall, La Douleur fantôme, traduit du polonais par Margot Carlier, Noir sur Blanc, 304 p., 23,50 €