Quand un séisme se prépare dans un pays, bien souvent sa littérature l’annonce. Encore faut-il pouvoir en détecter les vibrations. Berlin Alexanderplatz, dans son désespoir et sa rance colère, annonçait le nazisme dès 1929. La littérature, du moins le croyons-nous à Transfuge, traduit les soubresauts inavoués et inavouables d’un individu, et parfois d’un peuple.  Aux Etats-Unis, ce qui a mené Trump au pouvoir sourdait dans les romans depuis des années. C’est du moins ce que je me suis dit lorsque j’ai reçu Amérique, des écrivains en majesté, très beau livre d’entretiens paru chez Albin Michel ce mois-ci, signé Alexandre Thiltges et Jean-Luc Bertini. On y retrouve des écrivains qui nous sont chers, Siri Hustvedt, Rick Moody, Dinaw Mengestu, Daniel Mendehlson, Colum McCann, Julie Otsuka, Jay Mc Inerney entre autres. Ces Américains, de naissance, ou pour beaucoup d’adoption, ont choisi ce pays immense et inlassablement écrit et réécrit, pour placer leurs longues-vues. Eux et d’autres, ont su voir ce que d’autres ont préféré ignorer. Ces trente dernières années, la littérature nous a donné des nouvelles de l’Amérique, et elles n’étaient pas bonnes : la profonde bataille qui se jouait entre les hommes et les femmes nous était dépeinte par Siri Hustvedt, elle-même engagée dans un féminisme viscéral. Les ombres de l’histoire américaine et leurs enjeux politiques sourdaient dans les premiers romans de Julie Otsuka. Nathan Hill raconte la montée de la paranoïa sur les réseaux, entre autres, dans Bien-être. Colum McCann, dans son dernier livre, nous parlait du terrorisme islamique, et de la manière dont les Américains ont été transformés par cette menace. Stephen Markley, qui signait en cette rentrée Le Déluge, témoignait de la violence avec laquelle les écologistes sont traités dans certains lieux lorsqu’ils évoquent la catastrophe climatique. Kevin Powers, il y a quelques années, donnait corps à ces jeunes hommes démunis, s’engageant dans l’armée américaine pour gagner de quoi vivre, puis errants en vétérans dans un pays qui les ignore. Richard Ford, dans notre dernier numéro, évoquait la peur constante d’une fusillade de masse avec laquelle vivent tant de gens. Le regretté Paul Auster signait avant de mourir un essai sur le danger des armes à feux, et la passion qu’elles suscitent dans son pays. Au lendemain de la victoire de Trump, le 5 novembre dernier, beaucoup ont jugé dans la presse américaine, et internationale, que les observateurs avaient de nouveau failli à comprendre le peuple américain. Qu’une nouvelle fois, les « experts » n’avaient pas voulu, ou su, saisir l’ampleur de la vague républicaine et d’extrême droite qui porte Trump. Il est toujours facile de s’en prendre aux médecins lorsque les épidémies se propagent. Peut-être eut-il été intéressant de se détourner un instant des discours politiques, des analystes de l’instant, et de se plonger dans les romans. Parce que la littérature est là pour laisser voir le fond de l’océan : qu’il nous plaise ou non. Voilà pourquoi elle doit accueillir toutes les voix qui traversent les individus, et qu’elle ne peut, au risque de disparaître, n’être bornée par aucune forme de censure, de mantra politique, ou de bienséance. Parce que si les romans qui annonçaient Trump n’étaient pas très confortables, la réalité s’avère, elle, inhabitable.