Rosencrantz et Guildenstern sont morts, pièce culte du britannique Tom Stoppard se donne aujourd’hui aux Gémeaux, dans une mise en scène du russe Youri Boutoussov. Une pièce complexe, qui nous renvoie à l’absurdité du pouvoir tyrannique.

Mais qui sont donc ces deux étranges personnages, habillés en collégiens d’un autre temps, qui se tiennent sur la scène des Gémeaux ? Qui sont ces deux hommes sans âge, qui s’adressent l’un à l’autre sans jamais réellement se parler, en créatures manipulées par de mystérieux metteurs en scène ? Ce sont Rosencrantz et Guildenstern apparaissant dans une scénographie somptueuse, illuminée de bougies et traversée de cordes qui semblent séparer plusieurs mondes. Et c’est le cas, car dans cette pièce ambitieuse écrite en 1964 et longtemps culte dans le monde anglo-saxon, Tom Stoppard nous mène dans une réflexion complexe sur la puissance de l’illusion, pour déréaliser la violence. Une pièce, nous dit le metteur en scène russe Youri Boutoussov avant la première, qui « m’accompagne depuis quarante ans ». Et on peut le croire tant elle ouvre des voies d’interprétation pour un homme de théâtre.  Partant de ces deux personnages mineurs d’Hamlet, les deux anciens amis du prince du Danemark qui acceptent, pour un bon prix, de le livrer à la mort, le dramaturge britannique a composé une pièce absurde, parfois drôle, souvent cruelle. Dans la lignée d’un Beckett ou d’un Pirandello, Stoppard fait de ses deux personnages des créatures en attente d’un dénouement qui, sait le spectateur qui connaît Hamlet, ne sera pas celui que l’on croit. 

A ces deux figures de l’attente et de la ratiocination, s’ajoutent les acteurs. Car Rosencrantz et Guildenstern sont aussi ceux qui permettent à Hamlet de rencontrer la troupe de comédiens qui lui permettront d’organiser son « Mousetrap », le piège théâtral dans lequel il espère confondre son oncle et, peut-être, sa mère. Ce théâtre dans le théâtre, cher au Barde, devient ici la matrice de toute la pièce sous les yeux abasourdis de Rosencrantz et Guildenstern. Le lieu où la vérité apparaît, du meurtre passé, et des meurtres à venir. Mais quelle valeur a la vérité dans un monde où l’illusion dicte tout ? Un monde de la « post-vérité » dirait-on aujourd’hui. Les formidables comédiens de Youri Boutoussov enchaînent ainsi des saynètes frappantes, avec une virtuosité qui leur permet en quelques gestes de se transformer en divers personnages de l’imaginaire shakespearien, et stoppardien. Le metteur en scène russe, méconnu en France, creuse cette pièce pour en faire voir tous les ressorts dramaturgiques. S’il nous perd parfois, il réussit à d’autres moments à faire naître des scènes saisissantes. Ainsi se laisse-t-on happer par les moments où Hamlet apparaît, entouré de ses deux potentiels assassins, figure muette et brutale qui tourne sur scène, lui aussi pris au piège. Même errance saisissante de Gertrude, reine sans visage qui surgit au-devant de la scène, puis disparaît. Ce hasard des situations est figuré par le symbole de la pièce de monnaie lancée en l’air, ici démultiplée en milliers de pièces jonchant le sol. Scène leitmotiv qui rythme le spectacle et lui donne son secret mouvement. Si au départ, le spectateur peut se sentir pris au piège dans cet univers absurde repensé par Boutoussov, où les dialogues signifient si peu, notamment lorsqu’ils se confrontent à des monologues écrits par les acteurs, sur le numérique, sur la catastrophe à venir, enfin sur tout ce qui traverse aujourd’hui une troupe russe en exil, il peut au fil du temps s’abandonner au jeu qui se donne à voir et à la richesse d’une pièce qui gagne en rythme au fur et à mesure de sa représentation. Car l’on saisit ce conte d’hommes sans histoires qui basculent dans le meurtre de leur ami, sans raison. « Mais il ne nous a rien fait » s’exclame Rozencrantz lorsqu’il voit son compagnon affûter le sabre pour décapiter Hamlet. Non, mais c’est bien un monde sans causes que raconte Stoppard, qui fut aussi le scénariste de Brazil, contempteur précis de l’absurdité d’un pouvoir tyrannique. Rien n’explique que ces deux hommes basculent dans le meurtre, si ce n’est l’enchaînement des situations, et l’incapacité de dire « non » au bon moment. C’est là ce qui forge les pouvoirs dictatoriaux. Boutoussov et ses acteurs, qui ont quitté la Russie, savent ce que signifient les meurtres politiques ainsi organisés. Et la nature de ceux qui n’ont pas su dire « non » au bon moment. 

Rozencrantz et Guildenstern sont morts, Tom Stoppard, mise en scène Youri Boutoussov, Théâtre des Gémeaux, Sceaux, jusqu’au 8 décembre