Avec Les Chroniques d’après L’Assommoir et La Bête humaine, en ce moment au théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis, Eric Charon entraîne le spectateur dans un spectacle servi par des acteurs hors pair au cœur de l’univers intense du romancier.

Dès les premiers mots furieusement échangés à l’entrée du théâtre entre Gervaise et Virginie, le ton est donné. La gouaille fait penser à Arletty bien sûr ou à Marcel Dalio, voire à Louis Jouvet ; autrement dit, à des figures du cinéma français des années 1930 à 1950. Pour autant on est loin dans cette excellente adaptation des romans L’Assommoir et La Bête humained’Emile Zola, mise en scène par Eric Charon, d’une pâle imitation de ces monstres sacrés. On sent bien au contraire à quel point ces piques cinglantes dont la verdeur réjouit impliquent chez les protagonistes un engagement du corps. Or non seulement cet engagement est toujours parfaitement dosé, quelle que soit la tension ou la situation de crise, mais les répliques suffisamment explicites par elles-mêmes ne sont jamais surjouées.

En ouvrant le spectacle par ce crêpage de chignon avec ses « Salope ! », ses « Attends voir, gadoue ! », ponctués de seaux d’eau qu’on s’envoie à la figure, Eric Charon installe le spectateur au cœur du sujet. C’est drôle, vif et saignant. La scène se passe au bord d’un lavoir, d’où la réplique ultime de Gervaise qui accuse Virginie de lui avoir pris son compagnon : « donne ta peau que j’en fasse des torchons ! ». On en appelle au public pour résoudre la situation qui pourrait dégénérer. Un accordéoniste calme le jeu. Survient Coupeau qui propose à Gervaise de vivre avec elle et d’élever ensemble le petit Jacques, l’enfant qu’elle a eu d’Auguste Lantier, l’homme qui l’a abandonnée à peine deux mois plus tôt.

Après quoi, une fois dans la salle, on assiste au dialogue presque secret entre Jacques devenu adulte et Phasie, sa marraine aveugle. Le dispositif bi-frontal crée une proximité avec les personnages comme si le public ne se contentait pas d’assister au spectacle, mais participait en tant que figurant. Impossible dans ces conditions de ne pas entrer en empathie avec les protagonistes. Comme ce Jacques un peu maladroit dont la marraine connaît les tendances morbides. Il est mécanicien sur une locomotive, d’où cette réflexion de Phasie : « Seulement, tu files ! Y’a tant d’hommes tant de femmes qui défilent dans le coup de tempête des trains… Mais c’est pas une manière de voir le monde. Ah, c’est une belle invention. On va vite, on est plus savant… Mais les bêtes sauvages, ça reste des bêtes sauvages, on aura beau inventer des mécaniques meilleures encore, il y aura quand même des bêtes sauvages en dessous ».

Jacques a été témoin d’un assassinat à bord d’un train commis par un certain Roubaud et sa femme Séverine. Lui-même est travaillé par des pulsions de meurtre, c’est un tueur en puissance. Lors d’un interrogatoire, sa déclaration innocente les époux avec qui il se lie et surtout tombe fou amoureux de Séverine. Alternant entre les romans, le spectacle est composé de séquences prélevées au sein des deux textes qui progressivement s’emboîtent à la façon d’un puzzle. Les scènes impeccablement construites pétillent de vie comme ce moment dans la boutique de Gervaise où le linge sèche au chaud avant d’être repassé tandis qu’au-dehors il gèle. Avec elle il y a Clémence son employée, Virginie entrée là frigorifiée et enfin Coupeau avec quelques verres dans le nez. Plus tard ils font la fête prenant le public à partie quand l’arrivée d’Auguste Lantier, le père de Jacques, jette soudain un froid.

Dans une séquence suivante, Gervaise et Coupeau apparaissent en pleine déchéance enviant le sort de Nana, autre héroïne du cycle des Rougon-Macquart. Entremêler ainsi plusieurs intrigues n’est pas le moindre mérite de cette incursion dans l’œuvre du romancierAinsi le dernier dialogue entre Jacques et Séverine les montre en amoureux chamboulés par une série d’épreuves. La scène se déploie à travers une double focale puisqu’elle est simultanément commentée par Denizet qui interroge Jacques sur le meurtre qu’il a commis. Séverine lui demande de tuer son mari pour qu’ils puissent commencer une nouvelle vie en Amérique. Ça finira mal évidemment dans ce qui est un des points d’orgues de ce spectacle aussi bien agencé que remarquablement interprété par des comédiens qui passent d’un rôle à l’autre avec beaucoup d’aisance, donnant à l’ensemble un impact et une fluidité, et surtout une intensité qui restitue à la perfection l’univers à la fois sombre, sensuel et profondément humain du romancier.

Les Chroniques, d’après Emile Zola, adaptation et mise en scène Eric Charon. Jusqu’au 15 décembre au théâtre Gérard Philipe, Saint-Denis (93).