Alors qu’il présente à Dijon Le Château de Barbe-Bleue, unique opéra de Béla Bartók, avec l’Orchestre français des jeunes sous la direction de Kristiina Poska, le metteur en scène et directeur de l’Opéra de Dijon Dominique Pitoiset explique sa vision de l’œuvre.
Comment abordez-vous cette œuvre de Béla Bartók dont la structure constitue en soi une progression dramaturgique avec ses sept portes qu’à la demande insistante de Judith, Barbe-Bleue ouvre avec plus ou moins de réticences les unes après les autres ?
La première question qui se pose avec cet opéra, c’est sa durée très courte. C’est pour ça qu’on y adjoint souvent une autre œuvre. J’ai d’abord pensé au Mandarin Merveilleux pour la première partie. Mais pour l’orchestre c’était trop lourd, compte tenu du temps de répétitions. Finalement j’ai opté pour Les Métamorphoses de Richard Strauss qui sollicite seulement vingt-trois pupitres de cordes. Ce choix est décisif pour la dramaturgie parce qu’on va présenter en vingt-cinq minutes une scène muette racontant le décès au début des années 1950 de la mère de Barbe-Bleue. Autour du lit matrimonial, il y aura l’enfant, le père, une infirmière et une nourrice. Pour cette scène, j’ai beaucoup pensé à des cinéastes comme Bergman ou Dreyer. Quand finalement l’enfant quitte ce lieu où il a vu sa mère morte allongée sur son lit, ce sera pour réapparaître trente ans plus tard avec une jeune femme à ses côtés. J’ai été très sensible en lisant le livret de Béla Balazs au fait qu’il ne suive pas le conte de Perrault où seule la dernière porte est interdite, alors qu’ici elles le sont toutes, même si c’est à des degrés plus ou moins élevés, mais nous confronte à une série d’énigmes. Autrement dit les portes de la dramaturgie sont assez difficiles à ouvrir.
Il y a déjà peut-être cette première énigme, le château, mentionné dans le titre. Comment voyez-vous ce château de Barbe-Bleue ?
Effectivement, le personnage principal, c’est le château. Autrement dit, c’est le lieu, l’espace que je vois comme un espace sombre, un espace sans fin. Au milieu, il y a le grand lit matrimonial, un lit de deuil, un lit froid, presque un tombeau. Il est difficile de réchauffer une pierre tombale. Ce lit est comme un îlot au sein d’une immensité sombre, une immensité qui gémit. Dans la partition, c’est étonnant, on entend le son des persiennes qui claquent ou qui sont traversées par le vent. Ces pleurs, cette angoisse diffuse vont peu à peu s’emparer de Judith, la trop curieuse, que son enquête ouvrant porte après porte espérant tout savoir sur Barbe-Bleue conduit à sa perte. Il m’a paru évident que ce château était intérieur. Cela veut dire que les secrets de Barbe-Bleue sont tous dans sa forteresse intérieure. On touche là au monde du non-dit, de l’attente fébrile où au « Je t’aime » si vide, si froid de Judith répond le « Embrasse-moi. Embrasse-moi » de Barbe-Bleue, beaucoup plus chaud et inquiet.
Les rôles seraient inversés en quelque sorte…
J’ai beaucoup pensé à Psychose et à Vertigo de Hitchcock. L’énigme du trauma initial et le fait que Judith soit si intrusive, si oppressante. Elle le pilonne de questions. Elle est vindicative. Il faut imaginer Jack l’Éventreur qui dans un bar de nuit rencontre une jeune femme, une promesse érotique. Elle semble n’avoir pas froid aux yeux et s’être lancé un défi. Pour moi tout ça est une histoire de rencontre nocturne qui doit finir dans la nuit ; une nuit sans fin, c’est-à-dire la plus haute des solitudes. Et donc après avoir rencontré la femme de l’aube, celle de midi, celle du crépuscule, voilà celle de la nuit. Cela veut dire que ce lit au centre de la scène ne se réchauffera jamais. Au début Barbe-Bleue accède à ses demandes. Elle exagère, elle menace même, mais il cède volontiers. Avec la cinquième porte, en revanche, la mise en garde est telle qu’on sait qu’ensuite on va basculer dans l’irréparable. Elle va rejoindre les spectres. Donc c’est une sonate des spectres. C’est assez lugubre finalement. Il échoue à donner les explications nécessaires qui pourraient empêcher que le pire puisse advenir.
On a parfois vu dans Le Château de Barbe-Bleue une des œuvres les plus personnelles du compositeur. Qu’en pensez-vous ?
En lisant la biographie de Bartók, j’ai été très troublé : la mort précoce du père, la relation à sa mère. L’enfant seul élevé par sa mère professeure de piano dans une famille modeste. Il y a quelque chose qui me touche beaucoup chez l’homme qu’a été Bartok. C’est quelqu’un qui ne cédait pas, intègre jusqu’à l’obsession. Avec une grande force morale, il s’opposera au nazisme. Il y a aussi le fait qu’il n’ait pas réussi sa vie affective autrement qu’en épousant ses élèves. Il y en a eu trois ou quatre, je crois. Toujours des femmes jeunes. Donc j’imagine la fascination qu’a pu exercer sur lui le livret de Balazs. On sait par ailleurs qu’à Paris il fréquentait le monde de la nuit en étant un client anonyme. C’est intrigant cette vie affective inaccomplie, malheureuse, en ligne brisée. S’ajoute à ça le fait qu’il est meurtri par la guerre, qu’il la refuse. Pour toutes ces raisons, j’aime beaucoup cette parabole amère qui va questionner son intimité.
Comment dirigez-vous les chanteurs Önay Köse et Aude Extrémo ? Quelles indications leurs donnez-vous sur leur jeu, sur leurs personnages ?
Barbe-Bleue est un grand enfant vieilli, un gros bébé empoté qui peut devenir méchant s’il est blessé. C’est une âme meurtrie. Quant à Judith, elle pense d’abord dominer la situation, mais finalement réveille chez lui un instinct de mort. Judith est celle qui aura tué définitivement sa libido. Car au fond c’est un opéra sur la mort de la libido. Pour ce qui est de la direction d’acteur, mon travail consiste à préparer beaucoup en amont pour trouver le sens de l’œuvre révélé par la musique. Pour ça il faut aller chercher le théâtre de chair qui se trouve à l’intérieur de la partition. C’est-à-dire ce qui génère la nécessité d’exprimer du sens. Je viens du théâtre brechtien. Pour moi tout part du concret. Un de mes professeurs disait toujours que tout commence par les pieds. Répéter avec de bonnes chaussures. La façon dont vous habitez le sol vous apprend à construire l’espace. Ce qui importe c’est de s’interroger sur la nécessité de chanter telle ou telle situation et de ce qui va se produire à ce moment-là. C’est quelque chose qui est de l’ordre du mouvement. Or on ne doit surtout pas préméditer un mouvement, mais faire en sorte qu’il advienne de lui-même. À l’opéra comme au théâtre, l’essentiel c’est toujours de créer des possibles. Avec cette différence que l’opéra par sa combinaison entre action et musique relève de quelque chose comme un rituel de possession. C’est la vraie définition de l’opéra, un art de la possession.
Photo : Mirco Magliocca
Refs : Le Château de Barbe-Bleue, de Béla Bartók, mise en scène Dominique Pitoiset, direction musicale Kristiina Poska, Opéra de Dijon, les 11 et 12 janvier.