Découverte sidérée d’un jeune artiste américain chez Perrotin : Chiffon Thomas. Puissance visuelle, accents sacrés, intelligence du matériau. Impressionnant.

On va, vient, revient, dans les trois salles où, disposées comme pour un parcours soigneusement ordonné, selon ces lois supérieures et pourtant étrangement familières qui règlent la configuration d’un sanctuaire, les œuvres de l’Américain Chiffon Thomas (né en 1991), se laissent moins regarder qu’elles ne s’éprouvent. Dans une espèce de proximité physiologique, d’unisson vibrant, souvent douloureux, de notre propre chair avec celle des œuvres.

La « chair » des œuvres et non la « matière » ? Disons alors les deux. Et greffons même le « s » d’un pluriel à « matière » : bronze, acier, vitrail, cadre de fenêtre, et même la carcasse d’une vieille horloge. Comme si Chiffon Thomas s’était vu offrir « avec une volonté prompte et pleine d’affection les prémices » de ce que le monde peut contenir de concret et de disparate.

Que je tire le passage tout juste cité de l’Exode n’est pas affectation. Outre que Chiffon Thomas manifeste, à l’endroit de l’architecture gothique, un de ces intérêts qui trahissent moins la curiosité qu’une poussée vitale, outre, encore, que les œuvres qui jalonnent l’exposition peuvent évoquer, telles des métonymies bien tangibles et substantielles, un édifice ecclésiastique, l’éducation de l’artiste a baigné dans la religion. On pense d’ailleurs moins à l’appareil pesant des colonnes et autres contreforts, ou aux amples masses de vide et de lumière combinés du christianisme, qu’au tabernacle des Hébreux, dont il est justement question dans ce passage de l’Exode. Car il se dégage de l’ensemble une impression aussi irréfutable qu’elle peine à être traduite par la pensée rationnelle. Quelque chose qui réunirait l’éternel et le provisoire, chaque œuvre paraissant intégrée dans un ensemble qui tient du monument, mais composant aussi un élément discret. Dont on se dit qu’il peut être retiré – déplacé – emballé puis expédié, avec ses voisins, dans un autre lieu d’exposition. Tout comme était démontable et transportable la tente du peuple de Moïse.

Il fallait commencer par l’architecture, ne serait-ce que parce que Chiffon Thomas, joint par Zoom, me confie que les tours érigées par Anselm Kiefer – The Seven Heavenly Palaces – ont été déterminantes pour lui : « il y a tout ce que je cherche là-dedans dans l’emploi du matériau. » Mais il y a la chair aussi, la mienne, celle qui réagit si vivement, qui hurle même parfois (si le sang d’Abel peut crier, alors ma chair peut bien hurler elle aussi). À cela rien d’étonnant : dans cet espace qui répond à une topographie du sacré, dans cette cathédrale-tabernacle, il faut bien qu’ait lieu ce qui doit avoir lieu sur les autels : le sacrifice.

Et celui-ci s’opère dans sa matière propre : la chair, celle des œuvres désormais.

Immolations

Voici un visage en bronze, aux accents munchiens, dont la partie inférieure semble avoir été soumise à on ne sait quelle chaleur : face d’écorché, dont une partie de la chair aurait fondu. Voici un tas de bois en X, et, au centre, une silhouette gris cendre, inclinée : insolite bûcher, qui semble n’attendre qu’une étincelle pour que l’œuvre de consommation reprenne. Est-ce là « un holocauste offert, au Seigneur, et une oblation qui lui est d’une odeur très agréable » (Lévitique, I) ? Ailleurs, ce buste à l’apparence tant soit peu androgyne (mais le sacrifice n’est-il pas toujours un rite équivoque, mi-boucherie, mi-énoncé symbolique exprimé dans le vivant et le sang ?) qui semble se fracturer, supplicié, pour se métamorphoser en vitrail – n’est-il pas la victime qu’on offre, dans une irradiation de joie comparable à l’embrasement d’un vitrail, pour remercier ?

Sauf qu’il n’y a rien d’éclatant là – rien d’éblouissant : le sacrifice est peut-être de joie, il n’en reste pas moins qu’il est affaire toute prosaïque. Triste. Funèbre, même. Quant à ces deux pieds que prolonge une forme ovoïde, rouillée, crantée de dents, ce corps-machine est un corps devenu instrument de torture. Devenu incarnation de la douleur. Un corps qui expie – un corps immolé pour ses péchés. Et dont on aurait arraché les parties tendres, les organes. Lévitique, IV : « [Le grand-prêtre] prendra la graisse du veau offert pour le péché (…) les deux reins, etc. »

Mais – on le sait au moins depuis la sortie d’Égypte et l’agneau pascal – le sacrifice est aussi un acte de mémoire. Un témoignage ou monument – au sens ancien du terme. Monumentale, la troisième salle l’est, à tous les sens.  De grandes plaques où s’épanouissent toutes les teintes de la rouille enserrent une jonchée de minuscules pieds de la même couleur. Les images des génocides et des massacres des derniers siècles : traite des esclaves, Auschwitz, Rwanda, cette triste litanie nous passe sous les yeux. Nous passe dans la chair. « Les pieds donnent l’impression, commente Chiffon Thomas, d’être produits par les murs eux-mêmes. Qu’est-ce que ça signifie qu’un corps soit ainsi, littéralement, le produit de son environnement ? » Peut-être parce que c’est ainsi que les souvenirs, lorsque l’affliction les submerge, sont sécrétés par les parois du cerveau ? Toujours est-il que ces innombrables pieds, ce monstrueux démembrement, brillent d’un éclat sombre, inoubliable.

Chiffon Thomas, Ribbon Sharp, Perrotin Marais, jusqu’au 18 janvier.

Photo : Vue de l’exposition Ribbon Sharp de Chiffon Thomas à la Galerie Perrotin, Paris, 2024. Photo : Claire Dorn, Courtesy of the artist and Perrotin.

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