Âmes sensibles et estomacs fragiles s’abstenir. Amateurs d’excellente littérature, précipitez-vous ! Le roman du croate Zoran Ferić est une réussite. Aussi drôle qu’abominable.
On n’était pas prêt. Non, vraiment, en y repensant, la dernière page du roman du Croate Zoran Ferić refermée, on s’est jeté dans la gueule du loup avec la candeur bonhomme de la victime sacrificielle. Et il a suffi de quelques pages pour que, avec notre petit carnet de petit critique consciencieux, notre petit crayon proprement taillé pour prendre nos petites notes, on se retrouve dépassé. Terrassé.
Non, ce ne sont pas les bons termes (pardon, on peine à reprendre nos esprits). Happé. Oui, c’est ça, happé.
Comme par une gueule de loup vorace. Ou de bête façon lézard du Gévaudan, puisqu’il est question de semblable créature, entre autres, sur cette île croate. Où (inspirez un grand coup), un narrateur médecin légiste retrouve ses camarades de jeunesse, une trans trouve la mort, les montres peuvent être radioactives, un maniaque vandalise les livres de la bibliothèque, une collection de briquets rappelle un passé de passages à tabac, une gamine défunte est déterrée, on picole sec, on exorcise, on croise des « citoyens gris » en tôle, on apprend les avantages gustatifs d’un régime alimentaire à base de merde pour la chair du poisson.
Il est beaucoup question de merde d’ailleurs, dans ce livre. Alors peut-être devrais-je dire que je me suis senti happé comme par la lunette des chiottes. Ou la gueule d’un canon. Car ce sont les années 90, la guerre en toile de fond, un peu de vent et de bonnes conditions climatiques, et « on entend dans le silence matinal résonner l’artillerie lourde ».
Si je poursuis ma nomenclature des trous, après gueule, lunette, canon, il y en d’autres, tout aussi susceptibles de déclencher vertige et nausée – je veux parler de… Ou plutôt, laissons parler le narrateur, histoire de fournir un échantillon de cette prose crue et imagée, mais toujours tenue, délectable comme un mets un peu faisandé : « une tombe n’est pas un organe sexuel féminin dont les capacités augmentent avec le temps ». Voilà : la tombe. Le lecteur non préparé – et même le lecteur préparé –, comme dans une version gothique, grinçante, bouffonne d’Alice, bascule dans une fosse pleine de cadavres. Et les morts sont légion dans le roman de Zoran Ferić. Ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui. Une hideuse ronde, à l’image de ces processions de squelettes qui faisaient la chenille sur les danses macabres.
Comme s’ils étaient engloutis par un trou noir. Livre-trou noir, tel est bien La Mort de la petite fille aux allumettes. Tout s’y engouffre, pêle-mêle (témoin l’obsession des corps démembrés), attiré par une force irrésistible. Et noire. Rien d’étonnant si le livre est comme irradié par la lumière (noire toujours, of course) de la mémoire. Par le souvenir des camps de concentration, de leurs atrocités. Ce gouffre abyssal où pensée, raison, humanité, vacillent. Et chutent. La Mort de la petite fille aux allumettes est la géniale traduction romanesque de l’invincible vertige, de la monstrueuse confusion, du rire aussi (rire de défense ou de complicité ?) qui s’emparent de l’esprit lorsqu’il se confronte au Mal.
Zoran Ferić, La Mort de la petite fille aux allumettes, traduit du croate par Chloé Billon, Noir sur Blanc, 224 p., 22€