Il se passe quelque chose d’étrange depuis le 7 octobre. On comprend plus que jamais qu’un livre peut être politique sans l’être réellement. À lire le livre poignant de Pierre Assouline, L’annonce, chez Gallimard, c’est la première réflexion qui vient. À travers sa propre histoire, celle d’un jeune homme parti de Paris comme volontaire en Israël, en 1973, pendant la guerre du Kippour, puis 50 ans plus tard après le 7 octobre, Assouline nous raconte Israël. De l’intérieur, par une histoire d’amour, avec Esther, par des amitiés et des inimitiés, par Léonard Cohen, son héros venu faire une tournée improvisée pour aider les soldats de Tsahal, en 1973. Ce geste même de description, propre à la littérature, s’avère politique : Israël existe, vit, palpite, dans ses contradictions, pénible, émouvant, meurtri et beau. L’annonce est le premier roman français qui évoque Israël depuis le 7 octobre, après celui d’Azoulay qui racontait dans ses Vies de Théo (entretien en p.22) les répercussions du 7 octobre à Paris. Assouline dresse un portrait personnel d’Israël, l’air de dire : Israël n’est pas cet abominable pays, caricaturé, vilipendé, censé être dominateur et sûr de lui-même. C’est en filigrane, la grande force de ce roman : proposer un autre récit, on dirait dans le jargon politique un autre «narratif». Comme le dit si justement François Zimmeray, il y aura dans les années, les décennies à venir, un combat de récits, une lutte à mort sur la manière de raconter ce conflit depuis le 7 octobre, et Assouline y participe, à sa manière, subtile et autobiographique. 

La première partie est menée tambour battant par l’écrivain, comme il sait si bien le faire, factuel, simple, efficace, pudique. Des pages intéressantes sur la jeunesse de l’auteur. À Paris, les années où il s’engage après 68 dans un mouvement étudiant sioniste, Cless, émanation d’HaAvoda, proche du parti travailliste israélien. Assouline se plonge alors dans les grands textes du sionisme, de Herzl, de Borochov, de Katznelson et apprend même des techniques de combat sur le modèle de Max Nordeau, « Le judaïsme du muscle ». Puis l’annonce (la première d’une série qui justifie le titre) de l’attaque arabe le jour de la guerre du Kippour, alors qu’il est avec sa famille sur les bancs de sa synagogue, (une vraie scène de film) et que la rumeur enfle que quelque chose de grave s’est passée ; la décision de partir comme volontaire (ils ne seront que 170 juifs français sur 600 000 à prendre l’avion pour Tel Aviv. Il raconte ensuite l’arrivée dans son Moshav, Aharon Al Tsadikim, (scènes comiques avec les dindons dont il est en charge) ; sa rencontre lors d’une partie d’échecs avec Esther, un premier amour radieux, à Jérusalem, où le narrateur, Raphaël, étouffe de tant de spiritualité. 

L’arrivée en Israël est jugée rétrospectivement heureuse par l’auteur : « Le sentiment d’incomplétude qui me trottait dans la tête avait disparu et avec lui, mes maux. Étrangement, nous nous sentions plus en sécurité dans un Israël en guerre que dans une France en paix. » 

Tout l’enchante ou presque, le narrateur Raphaël, malgré la guerre, les discussions infinies avec ses amis, sous influence du Pilpul (discussions pointilleuses talmudiques), et Léonard Cohen, qu’il rêve de rencontrer. Un soleil, celui des 20 ans de l’auteur, le plus bel âge de la vie selon Assouline, plane sur la terre promise. Un soleil teinté d’ombres cependant, comme ces passages émouvants, où Esther « annonce » aux parents la mauvaise nouvelle de la mort des fils au combat. Assouline prend le temps, en romancier, de décrire ces scènes déchirantes : « Ils vivaient, écrit Assouline à propos des parents, désormais, ils se contenteront d’exister. » L’auteur pense à la solitude des parents d’Israël. 

Si la première partie du livre est dans l’ensemble lumineuse, la deuxième apparaît crépusculaire. Dans un jeu de symétrie, le narrateur apprend le 7 octobre par la radio. Il est stupéfait, devant ce « pogrom », ce qu’il appelle « la nuit de cristal en plein jour-mais en pire ». Un « lâcher de fauves » ajoute-t-il. 

Cinquante ans plus tard, le narrateur décide de se rendre sur place. Point de soleil en Israël, le temps s’est gâté. Assouline se fait alors chroniqueur des temps présents. D’une société moribonde. Où les gencives saignent, les dents se fissurent, les mâchoires se bloquent. Voilà ce qu’il voit l’Assouline se faisant Tintin ou Joseph Kessel. Où l’on se tatoue, massivement, Tribe of Nova, comme les numéros sur les bras d’Auschwitz. Des pensées sombres traversent le narrateur, pourtant porté à la mesure, aux blagues désamorçant la tentation tragique. Il imagine la destruction d’Israël, et dans le même mouvement des juifs du monde entier. Le narrateur conclut : « le Hamas a gagné la guerre, Israël est moralement brisé. » Dans un autre jeu de symétrie, enfin, au détour d’une partie d’échecs, le narrateur revoit Esther, qu’il n’a plus vue depuis son voyage en 1973. L’on s’interroge alors sur le pacte autobiographique que l’auteur a scellé avec le lecteur : le livre n’est-il pas une autobiographie très romancée ? 

Une dernière annonce clôt le livre, bouleversante.