Très belle exposition au Musée de la Musique à la Philharmonie, Ravel Boléro nous plonge dans le mystère d’un des plus grands tubes de la musique du XXe siècle.

« Le Boléro s’avère peut-être l’œuvre la plus personnelle du maître »

« Cet objet sans espoir connaît un triomphe qui stupéfie tout le monde, à commencer par son auteur. Il est vrai qu’à la fin d’une des premières exécutions, une vieille dame dans la salle crie au fou, mais Ravel hoche la tête : En voilà au moins une qui a compris, dit-il juste à son frère. » C’est ainsi que Jean Echenoz raconte la naissance du Boléro dans son merveilleux roman Ravel. Près d’un siècle après sa création, c’est une évidence de constater que le Boléro est un succès absolu, et assez mystérieux. Pensé en ballet, le Boléro renaît d’abord par chaque réinterprétation dansée : d’Ida Rubinstein à Maurice Béjart, les chorégraphes les plus divers s’en sont emparés comme en témoignent dans l’exposition de superbes extraits filmés. Et ce avec si peu, car l’une des raretés présentées dans l’exposition s’avère la partition du Boléro, plusieurs dizaines de pages, très peu de notes, et un simple « bis » noté et entouré. « Bis », en effet, le principe est simple, il fallait le trouver : la répétition d’un motif rythmique et de deux thèmes de seize mesures repris par différents instruments de l’orchestre, jusqu’à l’explosion finale. Seize minutes d’inlassable retour du même, comme l’illustre un schéma de l’exposition, réalisé par la musicologue Lucie Kayas, où l’on voit avec précision les différents instruments se superposer, révélant la complexité d’une œuvre apparemment si simple. Mais plus encore que nous raconter la conception d’une partition, l’exposition nous interpelle sur le surgissement fracassant de cette œuvre.  Que signifie le Boléro dans son siècle ? Bien plus qu’un ballet. Dix ans après la Première Guerre mondiale, en pleines « Années folles », cette musique se fait l’écho de la mécanisation d’une société fordienne et d’une recherche artistique que les Fauves ont ouverte, et les Surréalistes, repris. Le film en ouverture de l’exposition, réalisé par François-René Martin et Gordon, voit l’Orchestre de Paris, dirigé par Klaus Mäkelä, interpréter le Boléro dans la grande salle de la Philharmonie. Alternant vue du ciel sur l’orchestre réuni en cercle autour du chef, gros plans sur les mains et les visages des musiciens, et plans moyens tourbillonnant, il met en valeur le rituel hypnotique que les interprètes mènent sans faiblir. Le film choisit ainsi de plonger l’orchestre dans une obscurité animée ici et là de différentes lumières colorées, qui entrent en résonance avec les thèmes et l’entrée des instruments dans la marche du boléro. Se dessine ainsi un tableau vivant d’un univers ravelien aussi empreint de fougue espagnole que d’onirisme enfantin. Une œuvre aussi révolutionnaire que singulière. Et l’on comprend au cours de l’exposition si délicatement conçue par Pierre Korzilius, directeur du pôle Arts et Cultures au Collège des Bernardins, que le Boléro s’avère l’une des œuvres les plus personnelles du maître.

Le dandy et le grand enfant

Avant le 22 novembre 1928, et la création du Boléro à l’Opéra de Paris, il fallut que Ravel devienne Ravel. Une aventure plus facile qu’il ne semble pour un enfant pourvu de talents, et évoluant dans un milieu ouvert à l’imaginaire. Né en 1875, l’heureux fils d’un ingénieur et inventeur et d’une Espagnole basque adorée, grandit ( jusqu’à un certain point, 1m61), en partageant le talent de son père, et de son oncle peintre, pour le dessin et la précision. Ainsi gardera-t-il tout au long de sa vie une collection de petits casse-têtes et automates l’entourant dans sa chambre de composition. Cet esprit aussi rigoureux que rêveur entre au conservatoire dans la classe de Gabriel Fauré, et se voit particulièrement encouragé par Eric Satie :  l’on saisit bien sûr comment ces deux compositeurs ont pu se reconnaître l’un, l’autre. Même si le plus jeune, Ravel, connaît un succès rapide, notamment en signant très tôt l’une de ses plus belles œuvres, Pavane pour une infante défunte, quand l’autre demeure dans l’ombre. Enfin, une autre personnalité joue un rôle déterminant dans l’existence de Ravel, Ida Rubinstein. Dans l’exposition, des photos d’époque et même un somptueux portrait de Jacques-Emile Blanche traduisent le charme et la singularité de cette danseuse et chorégraphe qui commande le Boléro à son ami Ravel pour ses ballets. Le compositeur, qui a alors cinquante-sept ans, est au sommet de sa gloire. Il revient d’une tournée en Amérique et dans toute l’Europe où il s’est produit comme pianiste et chef d’orchestre, il connaît le succès populaire grâce à L’Enfant et les sortilèges, et a acheté, quelques années plus tôt, sa maison de Montfort-l’Amaury dont il a fait un sanctuaire, « mon home » dit-il à la manière dandy, soignant la décoration comme il travaille ses partitions. Ainsi dans l’exposition découvre-t-on des images de son salon et papier peint, le bureau sur lequel il compose, ou encore la malle de voyage qui transportait ses costumes. D’objet en objet, l’univers de Ravel se révèle très codifié et inscrit dans son temps : ainsi le tableau de Manet placé dans l’exposition, Lola de Valence tout comme les extraits de Metropolis entrent en résonance avec Le Boléro qui emprunte à la fois à l’univers espagnol classique, et à la rigueur métronomique du monde industriel. Ravel a-t-il compris en 1928 qu’il touchait avec le Boléro à une musique révolutionnaire ? Il ne l’a jamais formulé en ces termes, mais nul doute que lui, l’anticonformiste par nature qui refusa la Légion d’honneur, nourrit un goût subversif : « j’ai joué un bon tour au monde de la musique » s’amuse-t-il en évoquant Le Boléro. Il ignore alors que ce sera sa dernière œuvre instrumentale d’ampleur. Les dernières années de la vie de Ravel font entrer le tragique dans une histoire qui n’était pas faite pour cela : le compositeur, parti un matin nager au large de Saint Jean de Luz, perd soudain pied, est sauvé, et ramené à la plage où il avoue avoir soudain oublié les gestes de la nage. Atteint d’une maladie neurodégénérative, il ne pourra bientôt plus signer, ni hélas écrire une note sur une partition. A ses côtés, Ida Rubinstein sera présente, amie fidèle. En ressortant de cette exposition, demeure le mystère d’une œuvre et d’un homme s’hybridant dans une musique lancinante et explosive, entropique et insondable, qui hantera à n’en pas douter les générations à venir.

Ravel Boléro, Philharmonie de Paris, Musée de la Musique, jusqu’au 15 juin 2025