En montant Elizabeth Costello, d’après l’œuvre de J.M. Coetzee, le metteur en scène Krzsyztof Warlikowski approfondit son exploration d’un personnage et d’un auteur auxquels il n’a cessé de revenir depuis une quinzaine d’années. Un spectacle puissant et brillamment interprété à voir à la Colline en ce mois de février.

Lors de sa première apparition dans un de vos spectacles, c’était en 2009 dans (A)pollonia présenté dans Cour d’honneur au festival d’Avignon, Elizabeth Costello se faisait remarquer en comparant outrageusement la violence perpétrée sur les animaux dans les abattoirs et l’extermination des Juifs dans les camps de concentration par les nazis. Par la suite cette femme écrivain, plus toute jeune, imaginée par J.M. Coetzee dans son roman Elizabeth Costello est réapparue régulièrement dans vos spectacles comme si vous entreteniez une relation singulière avec elle. Or il se trouve que de son côté J.M. Coetzee n’a cessé de revenir à ce personnage qui apparaît dans plusieurs autres de ses livres. Qu’est-ce qui vous parle particulièrement dans cette femme au point de revenir toujours à elle et de lui consacrer aujourd’hui un spectacle entier ?

Elizabeth Costello est le premier ouvrage que j’ai lu de Coetzee. J’ai tout de suite été fasciné, même si j’avais trouvé ça très déroutant à l’époque. J’adore ce livre. J’adore ce style direct adressé au public. J’adore que cette femme ne soit pas correcte dans ses propos ; soit qu’elle parle devant une assemblée dans le cadre d’une conférence ou qu’elle donne des interviews. J’adore le fait qu’elle soit aussi libre. C’est pour ça que dans (A)pollonia j’avais utilisé, parmi des textes d’autres auteurs, le chapitre du livre où elle donne une conférence sur « La vie des animaux » à l’Université d’Appleton aux Etats-Unis. Quand j’ai monté La Fin (Koniec) à partir de textes de Bernard Marie Koltès et de Franz Kafka, j’ai aussitôt pensé y intégrer le chapitre, À la porte, qui se trouve à la fin d’Elizabeth Costello. Parce qu’il s’agit d’une situation très théâtrale et parce que cela évoque un univers kafkaïen – Coetzee s’inspire du récit de Kafka, Devant la porte, pour en donner sa propre version. Parce que ce n’est pas réaliste. Et parce que Coetzee va très loin : il risque des réponses qu’aucun autre écrivain n’aurait risquées, ce qui n’aurait pas été possible sans le personnage d’Elizabeth Costello. Pour autant, jamais je n’aurais imaginé qu’un jour, je ferais un spectacle entier sur Elizabeth Costello. Je ne m’en sentais pas capable, même si je connais bien aujourd’hui l’œuvre de Coetzee et que je connais bien le roman. Après avoir monté L’Odyssée ; une histoire pour Hollywood, il y a trois ans, je me suis demandé quoi faire ensuite. Et la réponse c’était Elizabeth Costello. Parce que depuis longtemps je ne monte plus d’œuvres du répertoire. Ce qui veut dire qu’à chaque fois il faut que j’invente quelque chose. Or, dans ma mémoire, il y a beaucoup de Costello.

Est-ce que ce qui vous intéresse dans le roman de J.M. Coetzee, outre la personnalité de son héroïne et le fait qu’elle brasse beaucoup d’idées, ce ne serait pas son côté hybride, ce mélange entre fiction et essai ? Est-ce que votre théâtre ne se situe pas lui aussi à cette frontière pas toujours clairement définie entre fiction et essai, théâtre d’idée et récit ?

Je ne sais pas ce que c’est le théâtre. Le théâtre, c’est un champ, un terrain ouvert qu’il faut à chaque fois investir. Cela veut dire qu’on ne peut pas faire de spectacles à partir du répertoire, mais qu’il y a un moment où l’on projette quelque chose d’autre, sans savoir vraiment quoi. Après avoir lu une première fois Elizabeth Costello, je n’ai cessé de revenir à ce livre années après années. En plus de ça sont sortis d’autres livres de Coetzee comme L’homme ralenti ou L’abattoir de verre où apparaissait tout d’un coup un autre aspect de Costello. On dit qu’Elizabeth Costello est un livre métaphorique. On n’y parle pas de la vieillesse. On n’y parle pas en termes réalistes. On parle de la folie humaine qui tue. Or le côté existentiel, psychologique, Coetzee le rajoute avec les deux derniers livres où elle apparaît. Elizabeth Costello est un livre très dur, sans concessions. Chaque fois que j’y reviens ça me remet debout. Dans l’univers du théâtre, c’est très facile de se laisser aller. Coetzee en revanche est toujours en alerte. Il cultive ce sens de la vérité provocatrice. Il est à l’opposé d’Hanna Krall, par exemple, qui est une journaliste qui passe par la fiction. Coetzee au contraire situe son héroïne dans un univers où en apparence tout est vrai. D’un côté il donne l’impression que tout se passe dans la réalité. Mais d’un autre côté, il y a cette fiction qui consiste d’abord à inventer un autre comme s’il imaginait une partenaire avec qui entretenir un dialogue. Comme si lui-même avait besoin d’écouter Elizabeth Costello. En fait, c’est un auteur profondément humaniste quand on voit la façon dont il parle du monde dans lequel nous vivons. Il revient toujours sur ses sujets favoris. Et il provoque. C’est là qu’Elizabeth Costello entre en action.

Dans le spectacle, l’auteur J.M. Coetzee est présent, interprété par un acteur. Il a même ces mots au début : « Elizabeth Costello a fait irruption dans ma vie, exigeant un accès au monde réel ». Ces jeux sur le rapport entre réalité et fiction, ces effets de théâtre dans le théâtre reviennent régulièrement avec notamment la scène où, assis sur un canapé à côté d’une universitaire, John, le fils d’Elizabeth Costello, regarde sur un écran vidéo l’interview de sa mère par cette même universitaire. C’est un écho des mêmes jeux employés par l’auteur dans ses livres où Elizabeth Costello apparaît parfois aux côtés d’un de ses personnages comme dans L’homme ralenti ?

Oui, ce sont des emboîtements dans des emboîtements. Il fallait aussi de la magie pour faire mieux passer les conférences où là c’est tellement précis et complexe, où cela met en jeu tellement de niveaux de sens différents. Son fils s’appelle, John, comme l’auteur. Donc est-ce que c’est John qui s’adresse à Costello ? Est-ce que Costello est l’écrivaine qu’il invente ou est-ce sa maman ? Lui parle-t-il comme un fils s’adresse à sa mère ? On ne sait pas. Dans le roman, on ne sait pas toujours qui est le narrateur. Parfois on a l’impression que c’est le fils qui raconte. Parfois c’est Costello qui raconte une histoire. Parfois c’est carrément Coetzee. Donc tous ces niveaux de narration sont présents dans le spectacle.

Dans une interview parue dans le recueil Doubling the Point, J.M. Coetzee dit : « Je suis accablé de ce que ma pensée soit frappée de confusion et d’impuissance par le fait qu’il y ait de la souffrance dans le monde et pas seulement de la souffrance humaine ». Cette question de la souffrance, qui rappelle Dostoïevski, et qui préoccupe beaucoup Elizabeth Costello, me semble être au cœur de votre spectacle. Vous êtes d’accord ?

Je ne sais pas si c’est une question particulièrement dostoïevskienne. C’est avant tout un problème qui concerne l’humanité depuis toujours. Si les Grecs ont inventé le théâtre avec la tragédie, c’est bien parce qu’il y a de la souffrance dans le monde. Faire du théâtre aujourd’hui, c’est se situer dans le sillage ou du moins dans l’héritage des Grecs qui les premiers ont posé ces questions pour lesquelles nous n’avons pas forcément de réponse. Donc Elizabeth Costello pose à son tour cette question de la souffrance, que résume peut-être ce moment où elle parle du petit poussin sur le tapis roulant qui l’emporte vers une mort certaine. Elle évoque les milliards de poussins ainsi envoyés à la mort et elle dit : « C’est pour eux que j’écris. Leur vie fut tellement brève et tellement facile à oublier ». Les poussins, c’est aussi nous tous, c’est aussi une métaphore de l’humanité.

Elizabeth Costello aborde aussi la question du mal et de la représentation de la violence dans une conférence où elle éreinte le roman Les très riches heures du comte von Stauffenberg pour sa complaisance à décrire l’horreur, alors que l’auteur, Paul West, est présent dans la salle. Dans le spectacle, on voit le visage en gros plan de l’acteur qui joue Paul West. Un visage indifférent comme s’il encaissait les attaques sans broncher.

J’ai lu ce livre, qui en soi n’est pas très intéressant. Je comprends les reproches d’obscénité que Costello adresse à l’auteur. Cela m’a rappelé ce que disait Claude Lanzmann sur La liste de Schindler de Steven Spielberg. Elle dit : « Je ne veux pas qu’on me force à regarder ». Elle se sent impliquée contre son gré dans les tortures décrites avec un luxe de détails par Paul West. Mais c’est la même Elizabeth Costello qui insiste pour que les gens voient à travers un abattoir de verre comment on maltraite les animaux. Elle espère ainsi faire prendre conscience du mal qui leur est infligé. Quand elle évoque le problème du mal dans cette conférence qui a lieu à Amsterdam, ce n’est pas pour donner une réponse. Elle sait parfaitement qu’elle-même n’a pas réponse à ce problème.

Il y a aussi peu après une scène très forte remarquablement interprétée dans le spectacle quand Elizabeth Costello enfermée dans les toilettes raconte comment elle a été violée et s’est fait casser la figure quand elle était jeune. C’était important d’avoir cette confession – même s’il n’y a personne pour l’entendre – à ce moment du spectacle ?

Oui, c’est quelque chose qui est assez caché dans le roman. Cela n’est évoqué qu’une seule fois. Elle-même dit qu’elle n’en a jamais parlé à personne et ne l’a jamais utilisé dans un de ses livres. Or c’est quelque chose de très important cette occultation d’une violence gratuite exercée contre elle. Même si elle le nie, cela a forcément contribué à la façonner en tant que femme et qu’écrivaine. C’est très intéressant parce qu’en quelques secondes, elle revient de l’état de victime à la Elizabeth Costello qu’on connaît qui recommence à parler de choses et d’autres comme si elle voulait dire que ça c’est un secret et qu’il faut le respecter en tant que tel. Elle a eu un moment d’égarement où elle s’est permis d’y repenser. C’est important parce que ça se passe à la suite de sa conférence à Amsterdam et, en lui faisant se rappeler ce moment enfoui dans sa mémoire, c’est un peu comme si Coetzee la violait une deuxième fois. C’est toujours ce jeu avec une réalité fictive. À la suite de son intervention perturbante face à Paul West, tout d’un coup, on nous surprend avec cette information sensationnelle sur un épisode que nous ignorions la concernant.

En décembre 2023, l’élection de Donald Tusk au poste de Premier Ministre à la tête d’une coalition démocrate a mis fin à huit années d’un régime de plus en plus liberticide et anti-européen. Comment la situation en Pologne a-t-elle évolué depuis ?

Dans le spectacle après la scène entre Faust et Méphistophélès, il y a cette série de portraits où l’on montre des artistes qui tous se sont compromis avec le régime nazi. Pour moi, c’était une façon de rappeler ces huit dernières années en évoquant tous ceux qui ont collaboré avec la droite fondamentaliste qui dirigeait le pays. Je me demande comment elles se sentent ces personnes maintenant qu’elles ont perdu leurs postes. Vont-elles être jugées pour leurs abus ? J’ai aussi pensé à tous ceux qui n’ont pas voulu collaborer avec le système et qui du coup ont été écartés pendant huit ans – des vacances forcées en quelque sorte. Les artistes exposés dans le spectacle n’étaient pas des nazis, mais des individus qui chacun pour des raisons particulières se sont compromis avec le pouvoir hitlérien.

Vous-même vous avez connu plusieurs régimes…

J’ai vécu dans la Pologne communiste. Ensuite il y a eu la naissance de la nouvelle Pologne. L’entrée dans l’Union Européenne. Et puis on a commencé à voir la remise en question de la démocratie et de la liberté d’expression. Mais je n’ai pas été confronté à la censure comme Coetzee qui est devenu persona non grata en Afrique du Sud. La Pologne n’en n’était pas à ce point-là, même si le pays évoluait de plus en plus dans le sens d’une réduction des libertés. En ce qui me concerne, j’ai la chance d’être reconnu comme un artiste européen. Donc pendant ces huit années, j’ai toujours gardé ma liberté de parole.

Photo illustration : Magda Huecke

Elizabeth Costello, d’après John Maxwell Coetzee, adaptation et mise en scène Krzysztof Warlikowski au Théâtre de la Colline, Paris, du 5 au 16 février.