Sabine Devieilhe en rôle-titre et Wajdi Mouawad à la mise en scène hissent l’opéra de Debussy au sommet.

Peut-être est-ce l’opéra le plus mystérieux du répertoire français : Pelléas et Mélisande, plongée dans l’eau et la nuit de Debussy, musique obscure et tourmentée qui envoûte le spectateur au fil des heures, jusqu’à la mort de Mélisande. Un opéra où le chant est souvent dit, retenu, refusant le principe du « grand air ». Mais un opéra où les voix font corps avec l’orchestre de manière constante. Un opéra qui, comme Tristan et Iseult à qui il ressemble à bien des égards, est porté dès le début par la mort à venir de l’innocente ; la musique nous l’annonce sans cesse. Wajdi Mouawad, dans sa mise en scène si inspirée, reprend à son compte cette idée, ouvrant sur le passage dans les bois obscurs d’une bête blessée, sans doute par Golaud chassant dans la forêt. En arrière-fond, nous découvrons un vaste rideau, signé de l’artiste contemporaine colombienne Olga de Amaral, fluide et mouvant, sur lequel des images vont être projetées tout au long de l’opéra. Vidéos de paysages rudes, de falaises, d’un reflet de château dans ses douves, ou jeux d’hologrammes qui voient les ombres des personnages rejouer la violence tue de cette famille de Golaud et Pelléas recluse dans la nuit. Tout, oui, dans cette scénographie à la fois évanescente et concrète, comme l’est l’art de tissage d’Olga de Amaral, jusque dans l’éventrement d’un cheval dont les organes sont figurés par des fils rouges, nous annonce que nous sommes dans le lieu d’un sacrifice. Et cette mise à mort sera celle d’une femme, mais aussi de la possibilité de la joie, dans ce lieu, cette famille, accablés par la morbidité.

La mort de la joie

Voilà pourquoi sans doute la voix cristalline de Devieilhe se prête avec tant de force au personnage de Mélisande. Car la Mélisande telle qu’elle l’incarne, et peut-être telle que Wajdi Mouawad l’a pensée dans sa mise en scène, aux cheveux plus blancs que blonds,  parfois dédoublée par son hologramme se noyant dans l’eau claire, semble comme déjà morte depuis le début de l’opéra. Elle est, peut-être, un fantôme, sœur spirituelle d’Ophélie dans ces lieux qui ressemblent au Danemark d’Hamlet. Il y a quelque chose d’un long rêve dans la présence, à la fois réelle et holographique de Mélisande.  Le souvenir de ce que furent l’enfance et la joie dans ces contrées où règnent l’inquiétude et la mort. Comme le marque cette scène du balcon entre les deux amants, sommet musical pour Sabine Devieilhe qui laissait ce soir-là la salle de Bastille suspendue à son chant. Que nous raconterait alors Debussy ? La mort de la joie. Et sa possible renaissance. En un même mouvement musical.

Voilà sans doute ce qui a attiré Wajdi Mouawad dans cette aventure. Car lui qui met en scène peu d’opéras recherche dans son écriture théâtrale ce lieu entre le mythe et le drame familial. Ici, deux demi-frères, une mère et un père qui se meurt. Les deux fils luttent pour vivre, et leurs chants, chacun à leur manière, traduisent cette volonté de sortir de l’ombre. Il faut saluer la présence grave et juvénile de Gordon Bintner qui permet à Golaud d’apparaître aussi comme un homme qui, un temps, cherche la lumière. Plus on avance vers la fin, plus le couple central devient celui de Golaud et Mélisande, la rage montante et amère de l’un face l’envol de l’autre. La gravité de l’un, « l’enfance » de l’autre. La scène de confrontation au dernier acte entre les deux est un des moments inouïs de l’opéra.

La mort de Mélisande ne s’explique finalement pas, personne n’en est réellement coupable, si ce n’est ce malheur persistant et sans clair objet, « je ne suis pas heureuse », répète la jeune femme en leitmotivs tout au long de la pièce. Et nous quittons bouleversés une nouvelle fois, cet opéra d’une mélancolie qui ne cède pas, et qui peu à peu, comme la musique de Debussy qui triomphe de tout, submerge ce lieu, cette famille, qui avait une dernière fois cru à la joie.

Pelléas et Mélisande, Claude Debussy, direction musicale Antonello Manacorda, mise en scène Wajdi Mouawad, Opéra de Paris, jusqu’au 27 mars. Plus d’infos sur www.operadeparis.fr