A l’Opéra de Bordeaux, le ballet de l’opéra se plie en Quatre tendances.

Si une tendance ne vient jamais seule, elle ne fait pas non plus le printemps. Sauf à l’Opéra national de Bordeaux, où le programme chorégraphique Quatre tendances fête aujourd’hui ses vingt ans, avec sa dixième édition. Chaque fois, quatre chorégraphes présentent leurs œuvres, du répertoire ou créées sur mesure pour la compagnie. L’erreur serait de vouloir prêter à l’exercice une intention pédagogique où chaque pièce représenterait une « tendance » du paysage. Mais les univers des uns et des autres sont, eux, bien différents. Pour l’édition anniversaire, Eric Quilleret, le directeur de la danse à l’Opéra, a invité deux jeunes chorégraphes internationales à recueillir les applaudissements enthousiastes du public bordelais. Mérités? Xenia Wiest avait annoncé une pièce pour dix danseuses : Beauties and Biests. Les bêtes sont donc ici également les femmes, et l’idée était de parler du passage de l’adolescence à l’âge adulte, rébellion incluse. Très tendance, en quelque sorte, sauf en ballet. Également tendance, l’idée de faire monter les danseuses sur pointes en détournant les énergies et la technique, ici par le flamenco. Tout de noir vêtues, elles défient quelques conventions, mais celles-ci ont vécu, de toute façon. Sauf dans les troupes de ballet allemandes dans lesquelles Wiest est chez elle. Ensuite, les costumes passent à un bleu scintillant, dévoilant moult beauté. Mais où étaient passées les « Biests », les bêtes ? Dans une alternance entre le flamenco de Rosalía et des ambiances plus narrativement symphoniques (Bhima Yunusov) ou carnavalesques (Francis Hime), l’ambiance tourne au conte de fées, à la contredanse et donc au bal, et à des envolées oniriques. Le public adore.

A la dernière édition du même concours, en 2023, une jeune Portugaise a remporté le premier prix, qui inclut l’invitation à créer à Bordeaux. La voilà avec un sujet des plus inattendus: Une pièce de danse qui nous parle de sommeil et de paralysie ! Et pourtant, ils dansent… Plus précisément, Ana Isabel Casquilho part de sa propre expérience de la paralysie du sommeil, cet état conscient et profondément troublant où le corps, dans un état de choc, est incapable de bouger. D’où le titre: Between Worlds. Au premier tableau, les danseurs produisent un état aérien, de légèreté et de rêve. Un duo, un trio, au centre et les autres en demi-cercle, incarnant cette immobilité de la paralysie. Ensuite, des ambiances de rose et de rouge où l’ambiance tourne rapidement à l’ouvertement érotico-tantrique voire fantasmagorique.

Mc Gregor majestueux

Ensuite, un maître. Obsidian Tear de McGregor est le fruit d’une rencontre intense avec Nyx, une partition d’Esa-Pekka Salonen qui évoque la déesse de la nuit, liée par filiation à Chaos, la Mort, la Destruction, mais aussi à Eros. Tout cela est amplement présent dans un ballet contemporain narratif à la distribution entièrement masculine, avec son histoire d’amour entre deux protagonistes et une armée de furieux guerriers qui s’emploie à détruire leur histoire d’amour. Majestueux de bout en bout, ce déchirement dansé date de 2016 et paraît pourtant plus « tendance » que jamais. Seulement, le texte de présentation du programme de salle, écrit en 2016, élude complètement la dimension de l’amour entre deux garçons, de l’assassinat de l’un d’entre eux et du désespoir, mais aussi de l’abandon de son compagnon. On préfère y voir les résonances mythologiques et les questions autour de la communauté. « Quel est le prix de la transgression ? » Cette question seule fait référence à la violence, digne de l’Ancien Testament comme de notre actualité, qui fait surface dans ce ballet sur l’intolérance, qui est pourtant plus que jamais dans l’air du temps. Obsidian Tear est peut-être une pièce plus engagée que McGregor même ne l’imaginait en 2016. Quatre tendances 2025 culmine cependant avec Sleight of Hand de Sol Léon & Paul Lightfoot, un hommage énigmatique et fascinant au cinéma muet des années 1920 avec des ambiances à la Murnau. Gestus précis, ambiance électrique, portées et autres figures tout simplement époustouflantes. Sur le deuxième mouvement de la Symphonie n° 2 de Philip Glass se déploie un jeu des plus dramatiques, sous haute surveillance de la Queen of hearts et du King of spades, couple perché sur deux tours à cinq mètres au-dessus du plateau. Car ce jeu de passe-passe (une traduction possible du titre) est également inspiré des cartes du tarot. Il est facile d’imaginer ici de quelle manière une Lucinda Childs, grande habituée d’une danse toute en pulsions rythmiques sur les sons répétitifs de Glass, aurait écrit pour cette partition: l’exact contraire. Quelle révélation ici d’une tout autre vision de cette musique ! Pour ces Quatre tendances, voilà donc quatre chorégraphes internationaux et quatre titres en anglais: Ça aussi c’est une tendance.

Quatre tendances, Opéra national de Bordeaux, Jusqu’au 16 avril

Sleight of Hand (c) Maria Helena Buckley