Le festival de Cannes est un marronnier grimé en palmier. Tous les ans en avril-mai reviennent les mêmes rituels, rassurants, excitants, routiniers, ou lassants. La conférence avec les bonnes surprises et déceptions de l’annonce de la sélection, les premières spéculations sur papier, puis ensuite les ajouts de films distillés comme une minisérie, la désignation des jurés, et enfin la grande mêlée hystérique de la Croisette avec les équipes de 5000 médias qui se bousculent aux portillons pour vendre leurs salades, décrocher leur interview “exclusive” de cinq minutes, qui pour le tapis rouge, qui pour l’évaluation cinéphile, qui pour célébrer la night et l’écume people, toute une agitation de salle des marchés pour un évènement dont la substance cinéphile passionne de moins en moins de monde hors de la bulle Croisette.

Pour l’heure, quelques constats basiques sur ce qui est pour nous l’essence de Cannes : les films. Seront au rendez-vous de la Compétition les habitués du club (les Dardenne, W Anderson, Ducournau, Trier, Mendonca Filho, Loznitza, Panahi…), les moins habitués mais vraiment bienvenus (Linklater, Herzi, Laxe, Reichardt, Aster…), les inconnus ou peu repérés (Harakawa, Schilinski, Simon…), sans oublier un 1er film en ouverture (Partir un jour d’une certaine Amélie Bonnin, Hors Compète). Les 1ers films seront surtout nombreux au Certain Regard (avec 7 cinéastes bizuths). A noter aussi dans les frondaisons de plus en plus touffues de la Sélection Officielle (HC, Séances spéciales, Séances de minuit, Cannes Première, Cannes Premium, Cannes avec vue, Cannes all included… bon, on galèje) les venues de Mission : impossible énième (et terminal) épisode, de Rebecca Zlotowski que l’on attendait plutôt en Compète, de Kyril Srebrennikov (qui adapte l’excellent La Disparition de Mengele d’Olivier Guez), d’Alex Lutz (qui poursuit son exploration de la moyenne bourgeoisie provinciale et de la variétoche franchouille en adaptant Connemara du très bon Nicolas Mathieu). On pourra découvrir aussi un film de Bono (on parle bien du chanteur-preacher de U2, pas du directeur de la Cinémathèque). A l’heure de ce texte, on n’a pas encore vu la fumée blanche des sections parallèles (Quinzaine, Semaine, ACID) où se nichent souvent de belles découvertes du festival. Bref, sur le papier, avec leur cocktail d’auteurs confirmés et débutants issus de toutes les zones de la planète, sans oublier la cerise hollywoodienne, Thierry Frémaux et son équipe ont encore réussi leur coup : allécher le monde cinéphile.

Tout cela est bel et bon mais en 2025, une montagne de doutes nous assaille, plein de questions nous taraudent. Par exemple, combien de temps encore le cinéma va-t-il pouvoir maintenir son pouvoir d’attraction symbolique face à l’assaut continuel des séries télé, d’internet, de la réalité virtuelle, de l’IA et autres mutations biotechnologiques ? Et combien de temps encore va durer la comédie vaguement obscène de la montée des marches, de la parade de smokings, bijoux et robes haute couture, à l’heure des Poutine, Trump, Xi, Nétanyahou, Khameiny ? Plus le chaos mondial s’amplifie, plus les empilements de tragédies s’amoncellent, plus le festival de Cannes ressemble à l’orchestre du Titanic, ou pire, à une fiesta luxueuse qui se tiendrait à dix mètres d’Auschwitz en pleine activité – c’était là le sujet de La Zone d’intérêt, palme d’or virtuelle de Jonathan Glazer il y a deux ans. Faut-il être glamour à mort ou mettre à mort le glamour ? Toute cette agitation pailletée-bronzée-botoxée pour une collection de films balancée entre petits fours et champagne, sponsorisée par Kering et L’Oréal, est-ce bien raisonnable ? Deux types de réponses à ces questions s’affrontent dans mon cerveau dialectique : oui, Cannes est raisonnable, et même nécessaire, dans la mesure où les guerres et autres calamités ne doivent pas empêcher les démocraties, les artistes et la culture sans frontières de continuer à vivre, à prospérer, à inventer des utopies et à persévérer dans leur quête d’un monde plus habitable. Comme disait Woody Guthrie, “cette guitare tue les fascistes”. Si seulement. Et non, quand le bateau coule, quand les morts s’empilent, quand le feu se rapproche et commence à nous chauffer les fesses, quand la folie de l’hubris et son cortège de carnages deviennent globaux, il vaudrait mieux lever le pied de nos futilités, réduire l’étalage de notre insoutenable légèreté, mettre un bémol sur le spectacle, ne plus se camer au hors sol cannois pour rester solide dans le réel des vrais combats. “J’entends plus la guitare” dirait Philippe Garrel. Tu m’étonnes, vu le bruit des bottes et des vociférations populistes. Dans ce vacarme ambiant, difficile en effet de “voir” lucidement les films ou d’entendre sereinement le doux pétillement des coupes de champagne.
