C’est une de ces expositions où Orsay fait merveille : découverte du Norvégien Christian Krohg, et impeccable rappel du contexte culturel. Remarquable !

Le Norvégien Christian Krohg (cosmopolite, débonnaire, barbu : un autoportrait de 1883, avec pipe et béret à pompon campe un humaniste dont émane une enveloppe chaleureuse, doublé d’un peintre soucieux des complexités propres à son métier, figurées par le tohu-bohu chromatique qui macule sa palette) a les faveurs d’une très belle exposition à Orsay. Ne nous méprenons pas : si Krohg (1852-1925) ne fut assurément pas une tête de pont du modernisme pictural, dont l’œuvre serait comparable aux avancées d’un Manet ou d’un Cézanne, il ne fut pas non plus un de ces honnêtes seconds couteaux, officiant dans ce qui était alors, dans le paysage culturel européen, une région un peu provinciale. Non, Krohg fut bien un de ces génies – seul terme ici adapté – magnifiquement doués pour traduire, dans un idiome accessible à tous, les formules les plus saillantes des recherches de ses confrères, en particulier français. Aussi bien, les notions d’« empathie », le sentiment de « proximité », l’étude soigneuse des partis pris de composition et d’exécution (les cadrages, tout spécialement, mais aussi la qualité vigoureuse de la touche) et de leurs effets sur le spectateur : tout cela détermine les grandes articulations et les leitmotivs de l’exposition, et fournit au riche catalogue et à ses beaux articles leur substance.
La vie de Krohg ressemble, sous le rapport superficiel des accidents de la biographie, à une partie de saute-mouton européen : études en Allemagne, Karlsruhe et Berlin ; « colonie » d’artistes de Skagen (Jutland, Danemark) dont il sera une des âmes ; Paris et Grez-sur-Loing ; et, bien entendu, Kristiana, où l’homme, qui a plusieurs cordes à son proverbial arc, contribue, tant par ses écrits que sa peinture, à l’effervescence culturelle qui anime la frange progressiste, contestataire et intellectuelle que fut la bohème de l’époque.
Restons encore un peu à la seule surface des faits, des dates et des individus, et rappelons, cas peut-être unique dans les annales artistiques du temps, qu’il signa concomitamment un roman naturaliste, Albertine (non traduit en français, mais dont un extrait laisse supposer un œil à la Zola qui ne dédaignerait pas un certain sentimentalisme), et un tableau inspiré d’icelui et aux dimensions monumentales. Scandale (Krohg grattait là où ça faisait mal, avec son roman de la prostitution, mettant au jour les contradictions hypocrites des autorités), mais aussi apport notable à ce qu’il est convenu d’appeler le « naturalisme scandinave ». Car Krohg, on l’aura sans doute saisi, n’était pas un solitaire – et ce n’est pas le moindre mérite de l’exposition que de redonner vie et chair à la constellation humaine et intellectuelle qui a gravité autour de lui, fixant ou affinant certaines de ses orientations. Ainsi, le Danois Georg Brandes, catalyseur de toute la modernité scandinave, dont Krohg laisse un splendide portrait, sur lequel irradie cette lumière qu’émettent seuls ces hommes en qui toutes les poussées impatientes d’une époque vers l’avenir semblent se concentrer. Citons encore Strindberg : extraordinaire portrait, là encore, qui capte si bien ce qu’il y avait de « démoniaque » chez l’écrivain, pour parler comme Ibsen, qui suspendra ledit portrait au-dessus de son bureau. Ou Oda, peintre elle-même et qui, au gré d’une relation parfois houleuse, est devenue la femme de l’artiste (on n’oubliera pas la merveilleuse, la pimpante note rouge qu’elle met, dans cette huile de 1888 où son compagnon la représente se détachant triomphalement du gris-perle du fond qui essaie de l’engloutir, qui commence à contaminer ses cheveux…)

Hymne à la vie
Mais tout cela, qui intéresse au plus haut point l’histoire de l’art, pâlit au regard de la peinture elle-même. N’est, répétons-le, que surface. Car si, je le disais plus haut, Krohg n’est pas de ces Christophe Colomb d’une nouvelle peinture, il fait néanmoins partie du détachement de ces explorateurs les plus notables. Manet, notait Zola, « est un enfant de notre âge. Je vois en lui un peintre analyste. », Rilke s’enchantait de l’« objectivité sans limites de Cézanne » – et reconnaissons qu’il y a quelque chose comme un écho, fût-il assourdi, chez Krohg, de cette recherche du fond même de la réalité. Un objectif poursuivi, sans fléchir, de toile en toile, à travers tous les avatars d’une peinture qui prit les dehors de la critique sociale la moins équivoque (Albertine dans la salle d’attente du médecin de la police), morceau de bravoure d’un art engagé). Mais qui se laissa aussi éclabousser d’embruns et de paquets d’eau glacée (il faudrait ici s’arrêter sur chacun des tableaux où Krohg saisit, quelque part entre Conrad, Loti et la chronique naturaliste, les physionomies de marins livrés aux jeux des éléments – voire, tout simplement, cette inoubliable, cette pathétique main sur le point de lancer, ceinte de sa cordelette, une salvatrice bouée). Oui, même dans tout ce vaste pan de sa production qu’il consacra aux humbles joies de la famille, dans des scènes peintes avec ce qui est à l’exercice d’une discipline artistique ce que le tact est aux familiers du monde – id. est cette qualité suprême qu’est la délicatesse –, même dans cette Mère endormie (la mère en question étant Tine Gaihede, la famille Gaihede, de Skagen, ayant fourni à Krohg, dans un bel exemple d’osmose artistique, nombre de sujets), avec cette table où les traces liquides du repas du bébé endormi dessinent leurs imaginaires continents – même dans de telles toiles, Krohg cherche encore et toujours la même chose.
De même qu’il sort une sphère blanche, comme un œil, de la membrane agitée, crêtée et d’un bleu-vert aux étranges luminescences de la mer (Le Haut-Fond) ; de même que, sur le Portrait du peintre Gerhard Munthe, le sujet, vêtu d’un grand manteau, semble un voyageur ayant franchi la brume de tabac du café qui tient lieu de décor pour nous raconter ce qu’il y a derrière – eh bien, de la même façon, la peinture de Krohg jette sans discontinuer des coups de sonde sous la superficie du monde. Et rien d’étonnant si ce que ramène ce lecteur de Darwin (mais un lecteur intelligent qui a compris, voir le lumineux article de la co-commissaire Servane Dargnies-de Vitry dans le catalogue, que le « struggle for life », titre soit dit en passant d’un de ses tableaux, est corrigé, dans l’espèce humaine, par un « instinct de « sympathie » »), ce n’est autre que le principe vital. La vie tenace, qui s’accroche, malgré tout, comme cette Jeune Fille malade, rendue avec un tel luxe de sensualité visuelle et tactile dans les matières (bois, plaid) que cette jeune et poignante mourante semble chanter un hymne à la vie.
La French connection de Christian Krohg
Il y a un fil rouge très français qui court, sinon de tableau en tableau, du moins dans toute la vie, la pensée et la sensibilité de Christian Krohg – et l’exposition, comme le catalogue, le déroulent avec bonheur. Rien là-dedans de froidement abstrait ou théorique : Krohg séjourne en France, à Paris d’abord, et, en 1882, il s’installe à Grez-sur-Loing, avec, notamment, le Suédois Karl Nordström, dont il fera un très caillebottesque portrait au balcon. Caillebotte, justement : en entrant dans l’exposition, j’ai été frappé par cette Rue de village à Grez : tiens, me suis-je dit in petto, les parapluies de Rue de Paris, temps de pluie sont venus goûter aux charmes de la vie rurale… Un article solidement étayé d’Øystein Sjåstad, dans le catalogue, souligne, justement, l’influence de l’œuvre du Français sur le Norvégien. Mais il faudrait aussi parler de l’impressionnisme, de Manet, Courbet, Roll, Bastien-Lepage… Sans oublier les écrivains : Zola bien sûr, ou encore les Goncourt, dont il admire ce grand roman de la peinture et des peintres qu’est Manette Salomon.
Les hommes de Krohg
Les mères de Christian Krohg, leur fatigue dévouée, leur tendresse pétrie de simplicité, frappent peut-être plus le spectateur contemporain, las des assauts de la brutalité du monde, que les représentants de la gent masculine. Rudes marins, bons pères de famille ou intellectuels et artistes de Kristiana, ces derniers méritent pourtant, au-delà de la seule facture (toujours admirable : étonnant comme Krohg semble ne jamais connaître de baisse de régime !), toute notre attention. Car, jetés dans leur embarcation sur le tumulte d’une mer agitée ou perdus dans leurs pensées, une pile de journaux sous le bras (on pourrait disserter des heures sur le bonheur avec lequel Krohg a rendu l’air impénétrablement préoccupé du rédacteur en chef Ola Thommessen), ils sont eux aussi là. Là, sur la toile, avec une espèce de constance, de détermination à être. Qu’importe, chez Krohg, que l’on soit homme ou femme (même si le peintre n’ignore rien des différences délétères de traitement et de sort entre les sexes) – on est avant tout présent.
Christian Krohg. Le peuple du Nord, musée d’Orsay, jusqu’au 27 juillet
Visuel couverture : Christian Krohg (1852-1925) Albertine dans la salle d’attente du médecin de police [Albertine i politilegens ventevaerelse] 1885-1887 Huile sur toile, 210 x 325,4 cm Nasjonalmuseet, Oslo, NG.M.00776 Photo © Nasjonalmuseet / Børre Høstland