En abordant le Faust de Charles Gounod, sous la direction musicale de Louis Langrée, Denis Podalydès brosse un portrait du héros en vieillard rajeuni par Méphistophélès. Nous avons assisté à une répétition.
Tandis que la scène vide tourne sur elle-même évoquant un manège enivrant, une armoire et un bureau descendent lentement des cintres comme s’ils flottaient dans l’air. Sur le côté, Denis Podalydès observe ce mouvement avec des yeux d’enfant émerveillé. À croire qu’en pleine répétition du Faust de Gounod à l’Opéra de Lille, il est déjà pris par la magie du spectacle. C’est d’autant plus étonnant que le spectacle en question n’en est qu’à ses balbutiements. Cela témoigne en tout cas de son état d’esprit entièrement absorbé par le travail en cours nourri d’images, de rêveries plus ou moins réalisables auxquelles il entreprend de donner forme sur le plateau. Doucement, les meubles atterrissent sur la tournette désormais à l’arrêt. Un homme s’est assis devant le bureau. Légèrement avachi, il a les cheveux gris, ses épaules sont couvertes d’une étole pour le protéger du froid. Du bureau dépasse une plume blanche très visible.
L’homme en question est Faust interprété par le ténor Julien Dran face au baryton Jérôme Boutillier dans le rôle de Méphistophélès. La séquence qu’ils répétent correspond à ce moment où Faust signe un pacte avec Méphistophélès. Le travail se fait par étapes. Pour celui qui observe de l’extérieur, cela ressemble à quelque chose comme une reconstitution judiciaire où l’on s’efforce de s’approcher au plus prés de la vérité des faits. On voit d’abord ce vieil homme devant son pupitre l’air accablé quand arrive Méphistophélès qui s’approche et saisit la plume blanche. Il la tend à Faust, lequel signe alors un papier dont l’autre aussitôt s’empare pour le confier à un de ses acolytes. Ce dernier exhibe un verre dans lequel il souffle – ou crache… Puis il le donne à Méphistophélès qui l’apporte à Faust. Tenant le verre dans une main, il chante « À toi… À toi… ». Puis le porte à ses lèvres et bois. Aussitôt sa perruque est escamotée, son corps voûté se redresse et les meubles disparaissent dans les cintres, laissant la scène vide tandis qu’il chante d’une voix plus affirmée : « À moi les plaisirs… À moi… ».
Recommencée plusieurs fois, la scène s’étoffe pour prendre bientôt une nouvelle tournure quand l’espace se remplit de gradins en bois indiquant que nous avons basculé dans la séquence de la kermesse. Impossible à ce moment-là de ne pas penser que le spectacle obéit à une logique de rêve dont la fluidité semble mue par une magie occulte : il y a quelqu’un derrière tout ça qui tire les ficelles. Sur le plateau en mimant lui-même les mouvements, Denis Podalydès donne des indications à Jérôme Boutillier et à son acolyte sur la façon dont allongés sur le sol, ils doivent tirer à bout de bras les fils invisibles qui amènent les gradins sur la tournette.

Denis Podalydès : « En réfléchissant à cet opéra, j’ai eu l’intuition que le théâtre était le diable. Et donc que Méphisto était le metteur en scène, mais un metteur en scène qui s’ingénie à créer du désordre. À partir de là, même les accessoires surgissent comme par magie dans la main des personnages. C’est pour cette raison que Méphistophélès est accompagné par deux sbires machinistes et accessoiristes qui s’amusent de tout ça. L’idée d’utiliser une tournette vient en partie de là parce que ce mouvement enivrant, c’est aussi une machine du diable. Mais c’est aussi lié au fait que la musique de Gounod est comme une fuite en avant. Cela me rappelait le Faust de Sokourov où Faust et Méphistophélès crapahutent sans arrêt sur des chemins. Il y a dans cet opéra un mouvement irrépressible, comme une dérive. Faust, de nouveau jeune, avance vers son désir. Or, ce désir va tout détruire et il le sait. Désir et destruction vont donc de pair. Cela correspond au catholicisme de Gounod qui était à la fois très religieux et tourmenté par le désir sexuel. Son Faust est différent de celui de Goethe. Je le vois comme un personnage de Flaubert, en particulier dans Novembre. Un vieil homme mélancolique qui a décidé de se tuer. Méphistophélès est son double, comme Jekyll et Hyde. Mais même dans un corps jeune, il continue, passée l’euphorie initiale, à être un vieillard. Le désir de débauche n’est pas ce qui l’anime. Il voudrait renoncer au pacte, mais il est coincé. Quand il est dans la petite chambre de Marguerite, ce qui correspond à l’air ‘Salut ! chaste et pure…’, il est ébloui par la simplicité dans laquelle elle vit. À ce moment-là, il se sent comme le serpent dans le jardin d’Eden. »
Au fond, c’est comme si Faust était victime d’un sortilège ou d’une hallucination dont il serait prisonnier. Comme si au monde réel s’était substitué un décor de théâtre plus vrai que vrai. Alors qu’on aperçoit en fond de scène des panneaux peints de couleurs vertes évoquant des feuilles d’arbres, une poursuite lumière promène son faisceau au sol et sur les parois comme si elle tâtonnait donnant l’impression d’une présence capricieuse et impalpable en phase avec l’atmosphère fantastique. Il s’agit de tests qui ne seront pas conservés dans le spectacle, mais ils donnent une indication des possibilités offertes par cette œuvre. Ce que confirme Louis Langrée, directeur musical, qui remarque à ce propos qu’il existe différentes versions du Faust de Gounod. « C’est une œuvre qui a été beaucoup remaniée avec notamment l’ajout d’un ballet et du chœur ‘Gloire immortelle…’. Gounod modifiait beaucoup. Il a écrit quatorze versions différentes de l’air du Veau d’or, par exemple, qu’on ne reprend pas ici. Pour cette production, on a choisi de donner la version originale de l’opéra avec les dialogues parlés créés en 1859. Ce qui m’intéresse, c’est le passage du parler au chanté. Il faut qu’il y ait de l’un à l’autre une fluidité telle que l’arrivée de l’orchestre soit évidente, comme une nécessité. Contrairement à l’idée reçue, je pense que le rôle du metteur en scène est de rendre le public sensible à la musique et celui du chef d’orchestre de faire ressortir la théâtralité. Pour cela, il est indispensable que les musiciens comprennent ce qu’ils jouent. Ce qui veut dire que l’orchestre doit être à la fois le corps et l’âme du chanteur. Ce qui me plait beaucoup dans ce Faust, c’est qu’il semble plus intime, plus personnel, plus touchant et même bouleversant. Il y a un côté Berlioz avec ces trombones qui sont les instruments de l’enfer. C’est très intéressant car Gounod était tiraillé entre l’église et le théâtre. Peu d’œuvres autant que Faust expriment ce tiraillement, ce qui est peut-être l’explication de son succès. »
Faust, de Charles Gounod, mise en scène Denis Podalydès, direction musicale Louis Langrée. Du 5 au 22 mai à l’Opéra de Lille.