A l’heure où j’écris ces lignes, de gros nuages viennent d’éclater sur Israël. Le lundi 22 mars 2004, à 5h10, le chef du Hamas Cheikh Yassine se faisait abattre à la sortie de la mosquée par des tirs de roquettes provenant d’hélicoptères israéliens. A ses obsèques, plus de 200 000 palestiniens criaient « vengeance, vengeance ». De son côté, le nouveau chef du Hamas dans les territoires palestiniens, Abdelaziz al-Rantissi, a déclaré la « guerre ouverte » aux israéliens. Sharon pour sa part précise que « l’Etat d’Israël a frappé le premier des assassins et terroristes palestiniens (…) Le Ben Laden palestinien. » La communauté internationale s’indigne et un quotidien israélien comme Yediot Aharonot titre : « Un assassinat qui échappe à toute logique ».
Qui a les mains blanches dans cette affaire ? Qui a raison et qui a tort ? Encore et toujours, il y aurait une bataille, vite faite bien faite, en Europe, entre les pro-palestiens et les pro-israéliens. Les uns disent que Ariel Sharon est un nazi et que le massacre perpétré contre les Palestiniens a tout l’air de ressembler à un génocide. Les autres rétorquent que les Palestiniens sont tous des terroristes, des guerriers de l’Islam. Pour ces gens-là, ces maquilleurs de vérité, ces « salisseurs d’âme »(Léon Bloy), le jugement morale tombe comme un couperet. La messe est dite. Ils peuvent se coucher, le soir, fiers d’eux-mêmes, gonflés de certitudes.
Et puis il y a ceux qui souhaitent échapper aux pensées automatiques et qui liront les deux livres d’Amos Oz qui viennent de paraître : Aidez-nous à divorcer, livre politique, et Une histoire d’amour et des ténèbres, roman autobiographique. Ceux-là comprenderont que, dans ce conflit, il ne s’agit pas d’un affrontement entre les gentils et les méchants, entre des victimes et des bourreaux, comme dans les films d’Hollywood. Ca serait trop simple. Le conflit israélo-palestinien est une tragédie, à la mécanique implacable, la bataille d’une histoire contre une autre histoire, d’un droit contre un autre droit, et même d’un tort contre un autre tort
Il y a l’histoire des Palestiniens qui vivent en Palestine parce que c’est leur seule patrie. Ils n’ont jamais eu de terre à eux. Ils n’ont jamais été libres, chez eux. Pas plus sous l’Empire ottoman qu’après les accords Sykes-Picot en 1916 qui assurent aux Européens le partage du Moyen-Orient et qui aboutit au mandat britannique sur la Palestine en 1922. Après la création de l’Etat d’Israël en 1948, les voisins arabes, dans les moments durs, les ont reçus, mais souvent mal reçus, voire chassés. Amos Oz ne mâche pas ses mots non plus contre l’Europe, qui a « colonisé », « exploité », « humilié » le monde arabe. C’est un peuple exsangue, qui depuis longtemps a habité, génération après génération, sur ces terres devenues israéliennes, et qui de surcroît ont connu la diaspora et les camps de réfugiés. Les Israéliens doivent reconnaître cette histoire, et reconnaître qu’il existe vraiment un peuple palestinien qui a conscience de sa « palestinétude ». Ils ont aussi le droit à cette terre. Ils doivent les comprendre.
En face, il y a l’histoire du peuple juif. Amos Oz tourne alors un regard dévisageant vers l’Europe. Il se souvient de son père revenant en Europe, lisant ces graffitis : « Juifs : hors de Palestine » qui lui rememora d’autres graffitis, ceux-là écrit sur les murs européens d’avant la deuxième guerre mondiale : « Les juifs : filez en Palestine. » Il rappelle donc que le peuple juif n’avait pas sa place en Europe. Chassés par les pogroms, fustigés par les antisémites, génocidés par les nazis, un rêve a dû naître de ces cauchemars au souffle glacial : Israël. Ce rêve, chevillé à leurs corps pendant des décennies, synonyme pour beaucoup de survie, est devenu réalité. Et les Israéliens s’y accrochent. On doit les comprendre.
Et puis il y a l’histoire de la famille d’Amos Oz, racontée dans Une histoire d’amour et des ténèbres, comme un écho à l’histoire du peuple juif, rejetant loin le jugement moral, forçant à l’empathie. Eternelle errante, la famille Klausner s’est vu contrainte de passer de Vilnus à Odessa, d’Odessa aux Etats-Unis, des Etats-Unis à Odessa, d’Odessa à Vilnus. Une vie de déracinement. La shoah, bien entendu, ne les a pas épargnée. Il raconte froidement que « Le petit Daniel Klausner n’allait pas vivre trois ans (…) afin de protéger l’Europe. »Alors quand la famille Klausner fait son aliya, part pour la terre promise, on imagine le soulagement. Et plus que ça, la joie, comme le témoigne sa tante : « Je ne peux pas te décrire la joie qui m’avait submergée, j’avais envie de crier, de chanter, c’est à moi !(…) j’allais être enfin chez moi, je pourrai enfin tirer les rideaux, oublier les voisins et faire ce qui me plaît. Ici, je n’aurai pas à être polie, à avoir honte de qui que ce soit, (…) et je ne serai pas obligée de me faire valoir aux yeux des goyim. ». Il n’y aura pas de nouvel exil, écrit Amos Oz, en colère : « Pendant 2000 ans, nous avons tout supporté en silence. Pendant deux mille ans, nous nous sommes laissés conduire à l’abattoir comme un troupeau sans défense. Mais ici, dans notre pays, il n’y aura pas de nouvel exil, nous ne le permettrons pas. Notre honneur ne sera pas bafoué. » On doit les comprendre.
Les deux peuples blessés vont devoir boire la coupe de l’amertume, assure Amos Oz. Ils devront faire un « compromis très douloureux parce que ces deux peuples aiment ce pays, (…) ont des racines profondes (…) historiques et émotionnelles. » Que devons nous faire, nous autres, européens, au lieu de pointer du doigt, d’être pro palestiniens ou pro israéliens ? Nous devons comprendre qu’au-delà de toute « régression barbare » (A-G Slama), une tragédie se noue, là-bas, entre ces deux peuples, pour les Israéliens qui seront dans l’obligation d’abandonner des territoires occupés et des colonies, qui étaient garants d’une sécurité vis-à -vis des voisins arabes ; pour les Palestiniens qui perderont des villes et des villages entiers qui étaient arabes. Essayons de nous mettre une seconde à leur place.
Au sortir de ces deux textes, nos certitudes en ressortent un peu plus érodées. La pensée est un peu moins sourde, moins sur d’elle-même, pétrie de doutes, tombée dans un abîme de complexité. Mais une complexité plus juste, et c’est ça qui compte. Non, Amos Oz, nous ne sommes pas tous Hollywoodiens.