Il y a des collections littéraires dont on rêverait d’avoir, dans sa bibliothèque, l’intégralité des livres. La collection des Cahiers Rouges de Grasset impressionne : La Trahison des clercs de Julien Benda, Moravagine de Blaise Cendrars, Claire de Jacques Chardonne, Les Chemins de la mer de François Mauriac, Catch 22 de Joseph Heller, Le Journal de Kafka, Le Bestiaire de Paul Léautaud, Les Armées de la nuit de Norman Mailer, David Golder d’Irène Némirovski, Antoine Bloyé de Paul Nizan, et tous les autres ? et bien sûr, Charles Bukowski ; on y trouve tous ses livres, à l’exception d’Avec les Damnés, choix de textes et poèmes.
Grasset, depuis 2005, a eu la bonne idée de transférer tous ces textes dans la « Bibliothèque Grasset », en commençant il y a quelques mois par le recueil « Contes et Nouvelles » qui regroupe Contes de la folie ordinaire, Nouveaux Contes de la folie ordinaire, Au Sud de nulle part, Je t’aime Albert. En novembre 2005, en plus de la parution d’une recueil de lettres inédites, la maison d’édition fait paraître le recueil de cinq romans de Bukowski, Women, Factotum, Le Postier, Hollywood, Pulp. En 2007, ce sera le tour des mémoires et poèmes.
Précisons cependant que Charles Bukowski n’est pas une découverte de Grasset, mais celle d’une intuitive maison d’édition aujourd’hui disparue, Le Sagittaire. Au milieu des années 70, Bizot (fondateur d’Actuel et de Radio Nova) et Mercadet, qui traduisaient dans l’ombre Les Contes de la folie ordinaire, rencontrent des oreilles attentives, celles de Gérard Guégan et Raphael Sorin, qui se décident de traduire pour la première fois Bukowski. L’underground parisien, s’il se trompe souvent en matière de littérature, tant la posture, voire l’imposture, compte pour lui, avait cette fois vu juste. Ajoutons un petite note d’autosatisfaction, nous en avons bien besoin en ces temps de morosité ambiante : si la France a reconnu, sans tarder, les qualités indéniables de Bukowski, les États-Unis, aujourd’hui encore, sous-estiment son oeuvre.
Trente ans après donc, Grasset compile et recompile. Et la maison d’édition n’est pas la seule à s’intéresser à Bukowski. Un documentaire vient d’être commercialisé, en DVD et au cinéma, plutôt bien fait, réalisé par John Dullaghan ; Une biographie de Barry Miles paraît aux États-Unis et en Angleterre (à paraître chez Flammarion cette année) ; une adaptation très fidèle de Bent Hamer, tirée du roman Factotum, avec Mat Dillon (encore un peu trop beau pour être vrai) dans le personnage d’Henry Chinoski, le double de Bukowski, est sortie en salle en novembre 2005. Une actualité dense pour un écrivain dont on ne parlait plus beaucoup.
C’est donc à notre tour de nous attaquer au monde de ce Charles Bukowski, précisément à ses romans. Transfuge lui consacre son dossier, ce qui à ma connaissance, est une première en France. François Bégaudeau ouvre le bal dans une vaste synthèse. Puis Alexandre Thiltges, enthousiaste professeur franco-américain à l’université du Missouri, le seul en France à avoir écrit une thèse sur Charles Bukowski, nous offre cinq entrées à l’oeuvre: à travers une étude sur le père Hemingway, le puritanisme, Los Angeles, le carnaval, le cynisme?. Suivent quelques témoignages, dont celui du réalisateur de Barfly, Barbet Schroeder, et un poème inédit et magnifique de Raymond Carver sur Bukowski.
A cet arrière-arrière?petit fils de Rabelais (pour le grotesque), à ce fils de Céline (pour sa misanthropie et son écriture fragmentaire), à ce fils de Henry Miller (pour « l’écriture, c’est dans la rue »), à ce fils d’Hemingway ( pour ces personnages mâles macho car fragiles), à ce frère des beats, (pour la volonté de tout retranscrire dans une prose ?spontanée’), à cet écrivain de la quotidienneté, à cet écrivain de mots vomis au plus près de cette masse informe qu’est la réalité, nous rendons un hommage posthume. Charles Bukowski est né en Allemagne en 1920. Il est mort à San Diego le 9 mars 1994. Il est encore temps de le découvrir.
PS : Une fois par mois, Transfuge est partenaire de l’émission littéraire Entre les lignes de Catherine Fruchon sur RFI (Radio France Internationale). Une émission sur Charles Bukowski aura lieu au mois de janvier. Pour plus de précision, aller sur le site de Transfuge ou sur le site de RFI.
PS : Transfuge a eu in extremis la possibilité d’aller faire un entretien avec Haruki Murakami à Harvard, pour son dernier roman, Kafka sur le rivage, sans aucun doute un des très grands romans de l’auteur. Un film de Jun Ichikawa, adapté de sa nouvelle Tony Takitani, sort en salle le 25 janvier.
PS : Une nouvelle chronique voit le jour dans ce nouveau Transfuge, sur les comics et graphics novels, genre en pleine mutation et riche en idées.