Ian McEwan a touché juste. Dans son dernier roman, Samedi, long monologue intérieur, il s’empare d’un pan évident de la modernité : l’illisibilité du monde.
Ce brouillage, Henry Perowne, neurochirurgien brillant, quarantenaire et londonien, le ressent très fort autour de la question irakienne. On est au tout début du conflit, en 2004. L’attaque américaine est-elle justifiée ? Ces manifestants qu’il croise dans la rue ont-ils raison ? Cet affreux dictateur qu’est Saddam ne mérite-t-il pas de tomber au plus vite ? Est-ce qu’on sait vraiment ce qui va se passer en Irak ? Qui sait si on court à la catastrophe ? Qui sait si l’arrivée des Américains n’apportera pas plus de démocratie au Moyen-Orient ? Beaucoup de questions se bousculent dans la tête d’Henry, et peu de réponses.
Ou si, il y a bien un élément de réponse de son ami irakien, Miri Taleb, professeur à l’university college. Il était spécialiste de la civilisation sumérienne à l’université de Bagdad, a été arrêté un après-midi de l’hiver 1994, et pendant dix mois, sans savoir pourquoi, il est passé de prison en prison. « Passages à tabac, électrocution, sodomie forcée, semi-noyade, plantes de pieds tailladées. » Puis il a été relâché. Sans explication. Alors évidemment, Henry n’est pas forcément défavorable à l’attaque contre l’Irak. Et il se dit en même temps que s’il n’avait pas rencontré ce professeur, peut-être serait-il en train de manifester en bas de chez lui. Il en déduit en synthèse que « chaque opinion est comme un coup de dés ». À sa fille, Daisy, pleine de bons sentiments, forte des certitudes inébranlables et bien-pensantes de la jeunesse, qui lui pose la question : « Papa, tu n’es quand même pas pour la guerre ? », il répond : « Il se peut que celle-ci soit un moindre mal. » Mais bon, in fine, Henry pense que « les manifestants n’ont peut-être pas tort ».
Henry continue à cogiter : il ne comprend pas non plus comment les intellectuels peuvent être si pessimistes dans leur regard sur le monde. Lui qui est neurochirurgien, voit de près les avancées de la science, non sans humour : « Dire qu’il aura suffi de quelques améliorations pour qu’une humble bouilloire atteigne des sommets de raffinement : la forme d’un pichet pour l’efficacité, du plastique pour la sécurité, un bec verseur plus large pour faciliter le remplissage et un petit support métallique pour amener le courant. Il ne trouvait rien à redire aux anciens modèles : aussi bien le couvercle rétif en aluminium que l’énorme prise femelle noire, prête à électrocuter les mains mouillées, lui semblaient dans l’ordre des choses. Mais quelqu’un a longuement réfléchi au problème, et maintenant plus question de revenir en arrière. Le monde devrait prendre note : tout ne va pas de plus en plus mal. » Et puis, pense-t-il, « Que ce soit sur le plan matériel, médical, intellectuel ou sensuel, tout le monde vit mieux ». Il se met en colère contre les intellectuels : « Les professeurs d’université de Daisy trouvaient l’idée de progrès démodée et ridicule. (…) Les jeunes maîtres de conférence aiment à y présenter la modernité comme une suite de calamités. C’est leur style, leur façon à eux d’être intelligents. Il ne serait ni dans l’air du temps ni professionnel de considérer l’éradication de la variole comme faisant partie de la condition de l’homme moderne. »
Mais quand même, à bien y réfléchir, malgré sa foi en la science, Henry se demande si le pessimisme n’a pas quelque fondement. Il imagine un médecin, comme lui, mais au début du xxe siècle : « Cent ans plus tôt, deux heures avant l’aube hivernale, peut-être un médecin d’une cinquantaine d’années dans un peignoir de soie méditait-il sur le siècle qui venait de naître. Février 1903. On peut envier à ce gentleman édouardien tout ce qu’il ignorait encore. S’il avait de jeunes fils, il risquait de les perdre douze ans plus tard, sur le front de la Somme. Et Hitler, Staline, Mao, combien de morts à leur actif ? Cinquante millions, cent millions ? Si on lui avait décrit l’enfer qui l’attendait, si on l’avait mis en garde, ce bon docteur – produit affable de plusieurs décennies de paix et de prospérité – aurait refusé d’y croire. »
Henry a ce vertige si propre à notre monde, à la modernité. Il a du mal à vivre dans ce trouble, cette opacité. En fait, il en a marre de ce chaos, sa vie privée lui offre tellement plus de plaisirs. Il y a sa carrière, ses parties de squash, le dîner à préparer, ses deux enfants qu’il aime, et sa femme, Rosalind, qu’il aime encore après vingt ans de mariage. À la fin du roman, elle est son ultime refuge : « Il se blottit contre Rosalind, son pyjama soyeux, son parfum, sa chaleur, ses formes bien-aimées, le plus près possible. Aveuglément, il lui embrasse la nuque. Il y a toujours ça, telle est l’une de ses dernières pensées. Et puis : il n’y a que ça. » C’est peu, mais c’est déjà beaucoup. La bonté contre la recherche du Bien, dirait Vassili Grossman.
Une certitude, tout de même : c’est que derrière Henry se cache de son propre aveu Ian McEwan, qui nous dit au moins deux choses :
Premièrement, un romancier aujourd’hui n’est pas un manifestant, il ne monte plus sur un jerrican pour affirmer : « C’est la faute au bourgeois. » Sartre est mort.
Deuxièmement, un romancier n’est pas cet empêcheur de tourner en rond, il est plutôt clairement celui qui nous fait tourner en rond. Il y a une sagesse de l’indécision, cette sagesse du roman.