Kundera, dans son dernier ouvrage, Une Rencontre, réaffirme sa définition du roman, en partant de Heidegger : l’homme est « le seul véritable subjectum », « le fondement de tout ». Le roman, qui ne peut pas tout comprendre, qui se heurte toujours aux mystères, est cependant celui qui nous permet d’en savoir un peu plus sur l’homme : « Loin du roman, dans nos vies réelles, nous ne savons pas grand chose de nos parents tels qu’ils étaient avant notre naissance ; nous ne connaissons nos proches que par fragments ; nous les voyons arriver et partir ; à peine disparaissent-ils, leur place est prise par d’autres ; ils forment un long défilé d’êtres remplaçables. Seul le roman isole un individu, éclaire toute sa biographie, ses idées, ses sentiments, le rend irremplaçable : fait de lui le centre de tout. »
Le roman, il en est encore question dans Une Rencontre, mais sous une autre forme : avec le brio qu’on lui connaît, Kundera réfléchit sur son oeuvre, sur les questions formelles tant que sur ses thèmes de prédilection, à travers des artistes qui l’intéressent : Francis Bacon, Anatole France, Beethoven…
Pas de biographie, pas d’histoire de l’art, bien sûr, mais plutôt des fragments de pensée, des fulgurances même parfois. Comme souvent, chez lui, le plus passionnant est son approche phénoménologique des choses ( la recherche de l’essence des situations humaines). Il y a au moins trois textes extraordinaires qui renvoient à ses obsessions : l’un sur la mort chez Céline, l’autre sur le rire chez Dostoïveski,le dernier sur l’amour chez Philip Roth. Le premier est le commentaire d’un fragment D’un château l’autre, sur la mort d’une chienne qui meurt d’un cancer : « Oh, j’ai vu bien des agonies…ici…là…partout…Mais de loin pas des si belles, discrètes…fidèle… ce qui nuit dans l’agonie des hommes c’est le tralala… L’homme est toujours quand même en scène… le plus simple. » Kundera s’arrête sur ce passage peu connu, nous rappelle précisément au génie de Céline, et complète : « Qui ne ne se rappelle la comédie macabre des célèbres ‘dernières paroles’ prononcées sur le lit de mort ? C’est ainsi, même râlant, l’homme est toujours en scène.(…) S’il ne s’y met pas lui-même, on l’y met. C’est son sort d’homme. »
Plus drôle, le rire. Kundera prend un passage de L’Idiot où Evguéni Pavlovitch bavarde lors d’une promenade avec trois jeunes filles qui ne cessent de rire. A un moment donné, il prend conscience que ces rires couvrent sa voix, et donc qu’elles ne peuvent rire de ce qu’il dit et que finalement elles ne l’écoutent pas. Il a soudain « un éclat de rire ». Kundera conclut de cette scène que ce sont souvent ceux qui rient le plus qui n’ont aucun sens de l’humour ; conclut que le vrai humour, rare celui-là, est du côté de Pavlovitch, qui éclate de rire de se rendre compte de cette « comique absence de comique » de ces filles. Enfin, Kundera extrapole en racontant qu’un jour, il regardait une émission de télévision, où les invités, écrivains, ministres, mannequins… riaient sans arrêt. Il imagine alors Pavlovitch arrivant sur le plateau et s’étonnant de ce rire sans raison comique. Il éclate alors de rire devant cette comique absence de comique, et est accepté finalement dans ce monde qui d’abord se méfiait de lui, que Kundera appelle « ce monde du rire sans humour ». Tragique, car Kundera est un tragique, il nous prévient que dans ce monde de rire sans humour, « nous sommes condamnés à (y) vivre. »
Enfin, Philip Roth et son Professeur de désir. Chez D.H. Lawrence, la liberté sexuelle est une révolte dramatique ou tragique. Chez Henry Miller, il s’agit d’une euphorie lyrique. Chez Roth, dont l’oeuvre est le point culminant de l’érotisme littéraire, le sexe a changé : il n’existe aucun « plus loin ». L’érotisme ne s’oppose plus à des lois, à des parents. « Tout est permis, et le seul ennemi est notre propre corps, dénudé, désenchanté, démasqué. » Roth « est le poète de cette étrange solitude de l’homme abandonné face à son corps. »
Kundera explique ensuite que l’histoire va si vite que les personnages de Roth n’ont plus la mémoire de ce qu’était l’amour du temps des parents et des grands-parents. C’est pour ça, nous dit-il, que les personnages de Roth passent leurs temps à lire Tchekhov, Henry James ou Kafka. Ils passent du temps à les lire pour retrouver d’autres définitions de l’amour que celle, contemporaine, difficile à vivre.
Kundera, romancier-penseur, fait ici revivre quelques grands noms, surtout du passé. Avec la liberté de la vieillesse, avec la liberté de ne pas être un moderne à tout prix, avec la liberté ne pas suivre le troupeau, il revisite avec une intelligence extraordinaire l’oeuvre de ces artistes qui constituent son panthéon. Hannah Arendt peut se rassurer, elle qui avait peur que les grands artistes ne survivent « à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire ». La culture est encore entre de bonnes mains.