Le visage d’un homme est « seigneurie et le sans-défense même », écrivait Emmanuel Levinas. Si cette idée est valable pour tous les hommes, elle l’est encore plus pour un homme comme Alexandre Soljenitsyne. Ce romancier a l’autorité seigneuriale, quand on regarde son visage, d’un prophète. De celui qui montre la voie à prendre, qui est celle de Dieu. Car Soljenytsine est très religieux, orthodoxe. Arthur Schlesinger Jr. le qualifia de « messager de Dieu. » Religieux, il l’était dans sa façon de vivre. Quand il retrouva la liberté, il ne cessa de travailler son oeuvre, comme un moine, cloîtré chez lui, jour et nuit, loin du monde. Il l’était aussi dans son rapport à la mort, qui ne lui faisait pas peur : « Non, depuis bien longtemps, je n’éprouve aucune peur devant la mort. Devant moi, j’avais le spectre de mon père mort très jeune (à 27 ans), et j’avais peur de mourir avant d’avoir accompli mes projets littéraires. Mais, entre 30 et 40 ans, j’ai acquis une relation tout à fait apaisée envers la mort. Je la sens comme une borne très naturelle, mais point du tout finale, de l’existence de la personne. »
Quand il s’exila aux États-Unis, à Cavendish, de 1976 à 1994, il ne put s’empêcher de s’en prendre au capitalisme, cette recherche du bonheur à travers les biens matériels. Pour lui, il y a décadence de l’Occident. Où est passée la spiritualité ? se demande Soljenitsyne. Critique du rationalisme des Lumières, il remet en cause l’idée de progrès, qu’il se plaît par exemple à caricaturer en la personne d’Eleanor Roosevelt. Dans Le Premier Cercle, dans le chapitre intitulé
« Le sourire de Bouddha », il la décrit comme « un pèlerin politique » très naïf qui durant un voyage en Union soviétique en 1944, approuve l’idée de rééducation de la prison du goulag de Boutyrki. Pire encore pour lui, c’est Jean-Paul Sartre, le progressiste de gauche par excellence, qui, subjugué par l’histoire en marche, vantera les mérites de Staline.
Il est aussi le sans-défense même : l’histoire, celle du communisme soviétique, a brisé sa vie comme celle de millions d’individus. L’idéologie ne pouvait supporter les intellectuels qui, par définition, pensent par eux-mêmes. Il sera emprisonné de 1945 à 1953, dans un premier camp à la Nouvelle Jérusalem, dans un ancien monastère près de Moscou, dans lequel il travaille sur un chantier de construction ; dans un second camp en 1947 à la charachka de Marfino, une prison spéciale de la banlieue nord de Moscou où il travaille dans un laboratoire d’acoustique. En 1949, il est envoyé dans un camp d’intérêts généraux en Asie, à Ekibastouz, au Nord du Kazakhstan, où dans des conditions très difficiles, il est fondeur et maçon. En 1953, il est envoyé en « relégation perpetuelle », à l’aoul de Kok-Terek, toujours dans le Kazakhstan, en lisière du désert. Il faudra attendre la mort de Staline la même année pour qu’il soit de nouveau libre. Il aura les faveurs de Khrouchtchev, sera de nouveau mis en danger sous Brejnev, pour être définitivement à l’abri en 1989 avec l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir. La vengeance de ce sans-défense sera la révolte, sans relâche, de l’écriture, de celle d’une oeuvre indépassable, notamment avec L’Archipel du goulag, qui ne vise au fond qu’à dénoncer le totalitarisme. Du Arendt en roman, dans un pays, qui au contraire de l’Allemagne, a fait un travail de mémoire déplorable.
Aujourd’hui, un an presque après sa mort, le sans-défense est passé au rang des accusés : un procès s’est ouvert, pour antisémitisme chez les uns, à cause de son essai, Deux siècles ensemble, pour nationalisme exacerbé chez les autres. Cet écrivain de génie, prix Nobel de littérature en 1970, qui a eu dans toute son oeuvre l’intelligence de voir que le mal traverse le coeur de tout homme, jeune, vieux, riche, pauvre… aurait fini en seigneur manichéen, en prophète fanatique, divisant le monde en deux, les bons Russes contre les autres nations, les bons russes contre les mauvais juifs. Il serait devenu un réactionnaire. Il a, – ce fait est impardonnable et sans ambiguïté -, soutenu la guerre de Poutine contre la Tchétchénie. L’homme à la longue barbe taillée est devenu polémique. D’où notre décision de faire un dossier, ni à charge, ni pour le défendre, mais bien pour essayer de démêler l’écheveau complexe du cerveau du romancier russe qui, finalement, toute sa vie fit scandale.