Le Dernier des injustes n’est pas seulement un prolongement de Shoah. Ce portrait du « doyen des Juifs » du ghetto de Theresienstadt démontre qu’un grand film, c’est aussi de la grande littérature.
Terrasse à Rome. Une marée de toits, avec ses crêtes et ses déclivités, deux hommes, de dos, sur un balcon. La caméra s’approche, cerne une nuque épaisse, un cou gras, plissé. L’homme se retourne, un vieil homme, au visage empâté, mafflu. Ce masque de chair, c’est celui de Benjamin Murmelstein. Mais le masque n’est jamais figé : il y a les mots, la parole, pour l’animer, faire vibrer ce paysage de peau, comme lorsque celui qui fut le dernier « doyen des Juifs » de Theresienstadt évoque, en gros plan, le procès Eichmann. Le Dernier des injustes n’est pas un film de plus de trois heures et demie, c’est de la littérature, celle qui croit aux pouvoirs des mots et du verbe, capables d’insuffler la vie où menace l’inertie.
Littérature, Le Dernier des injustes l’est d’abord parce qu’il a un héros, Benjamin Murmelstein. Héros, oui, et sans guillemets. Il suffit de lire le texte d’ouverture qui défile sur l’écran : un homme « d’un physique spectaculaire et d’une brillante intelligence ». C’est lui qu’a filmé Lanzmann en 1975, à Rome, alors qu’il tournait Shoah : ces séquences, qui n’avaient jamais été exploitées par Lanzmann, forment la trame du Dernier des injustes. Murmelstein était le plus haut dignitaire du « Conseil juif » (ces instances représentatives créées par les nazis) de Theresienstadt, ghetto-vitrine au centre de la plus cynique des opérations de com’ jamais montées : faire croire à l’humanité des nazis envers les Juifs. Des fonctions qui ont valu à Murmelstein de violentes attaques et l’ire d’intellectuels comme Gershom Scholem. Mais la polémique intéresse moins Lanzmann que son personnage, fabuleusement romanesque. Murmelstein ne se compare-t-il pas lui-même à Sancho Pança, le « réaliste » par excellence, immunisé contre les « donquichotteries » ? Et à tout héros, il faut un adversaire de taille – en l’occurrence, il s’agit de rien de moins qu’Eichmann. Murmelstein tord sans ménagement le cou à la thèse d’Hannah Arendt et à sa trop fameuse « banalité du mal » : Eichmann était, littéralement, un « démon », avec qui, sept ans durant, depuis l’époque où il était rabbin à Vienne, il a dû négocier.
Littérature, le film l’est aussi parce qu’il se place sous l’invocation explicite des Mille et Une Nuits. Murmelstein se décrit lui-même en Schéhérazade : s’il a survécu, c’est parce qu’il a su tisser des fables, raconter le « conte du paradis juif », contribuer à cette fiction que fut Theresienstadt, le ghetto-modèle. Mais il y a un autre conteur, Lanzmann lui-même. Le réalisateur ne se borne pas à ressusciter et à assembler les images recueillies en 1975, à Rome, où vivait Murmelstein. Il se met aussi en scène aujourd’hui, plus de trente ans après, arpentant la gare quasi déserte d’où l’on partait pour le ghetto de Theresienstadt, s’arrêtant dans une synagogue pour tenter de déchiffrer un mémorial de la Shoah. Mais tous ceux qu’exaspère la présence médiatique souvent tonitruante de Lanzmann en seront pour leurs frais : le vieux lion au corps massif n’est pas un histrion, il joue d’abord le rôle de porte-parole, lorsque, par exemple, il lit le discours de la nouvelle année juive de Paul Epstein, deuxième « doyen » de Theresienstadt, prédécesseur de Murmelstein assassiné par les nazis. Lanzmann est lui aussi une Schéhérazade habitée par les histoires d’autrui.
Et ce sont finalement ses mots qui font du Dernier des injustes un « tombeau », au sens littéraire du terme – un poème de remémoration pour les défunts. Voici Lanzmann, dans la forteresse désertée de Theresienstadt, qui raconte une exécution par pendaison, avec tous les détails : comment Edelstein, le premier « doyen des Juifs » de Theresienstadt, a dû trouver un bourreau, comment celui-ci était un boucher, comment il avait accepté pour du rhum et du tabac. Pendant que Lanzmann raconte, la caméra filme un espace vide, un lieu à l’abandon sous une verrière endommagée. Ce site, insignifiant en luimême, se charge soudain de toute l’horreur que véhiculent les mots de Lanzmann : désormais, ces murs, cette verrière auront un sens ; ils deviennent un mémorial aux victimes des nazis. Mais c’est tout le film qui fonctionne ainsi, accolant des mots à des lieux, des histoires à des paysages – Vienne, Prague, Theresienstadt, Rome. Le Dernier des injustes redonne un sens au monde, comme toute grande littérature.