serraDans cette Histoire de ma mort, Albert Serra revisite la figure de Casanova. Sous sa caméra, le libertin des Lumières devient un héros de l’esprit contre la matière.

L’aventure des Lumières, l’élégance cavalière et cosmopolite de l’Europe des beaux esprits, les tribulations galantes et intellectuelles du siècle de la raison triomphante… Tout cela, Albert Serra le jette aux pourceaux. Littéralement, à l’image de cette scène où un personnage à la mise aristocratique, affalé dans une brouette, tend la main vers un enclos occupé par des cochons. Ce grand seigneur se prélassant comme un vulgaire paysan dans la cour de sa ferme, ce n’est pas n’importe qui : c’est Casanova, génie tutélaire du xviiie siècle, grand arpenteur de l’Europe voltairienne, cultivée et irrévérencieuse, où les désirs circulaient avec la même énergie vitale que les idées. Mais c’est un Casanova vieillissant, en bout de course, même s’il n’est pas le faune décati, comme déjà momifié, d’Ettore Scola dans La Nuit de Varennes. Car le Casanova d’Albert Serra n’est plus vraiment le héros caracolant de l’autobiographique Histoire de ma vie, épopée érotique et vagabonde d’un esprit aussi libre que vif. Il est le protagoniste lucide d’un film en forme d’oraison funèbre, cette Histoire de ma mort, récit fictif des derniers jours de l’intrépide Vénitien, mais aussi constat de décès du principe fondateur des Lumières – leur matérialisme philosophique. Les cochons nous disent en quel sens il faut entendre la « matière » : dans son sens le plus abject, du lourd et du poisseux, du répugnant et du toxique, comme du lisier. C’est tout le paradoxe du film d’Albert Serra, qui n’en est pas à sa première incursion parmi les grandes figures de l’imaginaire culturel occidental (Don Quichotte et Sancho Pança dans Honor de cavallería, les Rois Mages dans Le Chant des oiseaux) : faire du libertin Casanova le contempteur du matérialisme. Albert Serra ne tombe pas dans l’ornière du biopic froufroutant et donjuanesque, pas plus qu’il ne prétend à une reconstitution pointilleuse de la vie de Giacomo Casanova : il retourne contre lui-même un symbole. 

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