Ce n’est pas moi qui le dis, mais un écrivain américain, suicidé le 12 septembre 2008, à 21 h 30 dans sa maison de Claremont, Californie. Pendu. 46 ans. Nom Wallace, prénom David Foster. Rien ne prédisposait ce grand dépressif à voir notre époque comme un âge d’or de la littérature et pourtant. Dans l’article «Fictional Futures and the Conspicuously Young» (non traduit), il se demande comment un écrivain dans les années 1990 peut arriver à écrire quelque chose d’inventif, à un moment de l’histoire littéraire où les courants prolifèrent : minimalisme, ultraminimalisme, néolyrisme, métafiction, structuralisme, postmodernisme, néoréalisme, etc. Où les grands noms écrasent : Alain Robbe-Grillet, Witold Gombrowicz, pour les commencements de ce qu’il considère comme notre époque ; et plus récemment Peter Handke, J. M. Coetzee, William Gaddis, Robert Coover, Carlos Fuentes.
Aussi lourdement dépressif fût-il, Wallace tient ce discours, argumenté et analytique, à contrecourant de ceux, maussades, entendus aujourd’hui en France. Ce genre d’exercice tient plus du jeu que d’un raisonnement froid et objectif, Coetzee est-il plus grand que Montaigne ? Y a t-il plus de grands écrivains au xixe siècle qu’aujourd’hui ? Il est impossible sérieusement de répondre à cette question. Mais qu’il ait raison ou tort ce texte présente l’intérêt, en ce qu’il permet de réajuster notre jugement sur la littérature contemporaine, de rappeler contre les discours dominants de la sphère médiatique et intellectuelle française qu’il n’ait pas encore besoin de se suicider, que des hommes derrière les ordinateurs continuent à écrire, à lire, à innover, à faire bouger les lignes de la littérature. Fermons les oreilles aux clameurs apocalyptiques, et continuons, attentivement, à lire les textes de près, ligne à ligne, paragraphe par paragraphe, chapitre après chapitre : travail de la critique, dont, me semble-t-il, nous avons plus que jamais besoin.
La preuve avec ces romans de littérature étrangère, que nous avons sélectionnés, dont quatre se distinguent :
Martín Capparós, Living (Buchet-Chastel). L’auteur argentin signe un magnifique roman mêlant les genres picaresque, comique, satiriste, à propos de l’ascension fulgurante d’un homme, devenu prophète de la mort, ange exterminateur. Hommage à Tristram Shandy de Laurence Sterne (la première partie du livre est consacrée à la naissance du personnage principal, Nito) et à Cervantès (Nito cherche une vie plus grande que celle dont il vient), le roman montre la vitalité de la littérature argentine d’aujourd’hui.
Alan Pauls, Histoire de l’argent (Christian Bourgois). Argentin aussi, l’auteur d’une histoire des larmes, d’une histoire des cheveux, revient avec une histoire de l’argent, roman d’apprentissage, entre Proust (regard de l’enfance) et Kafka (inertie des personnages). Après Zola et Péguy, Pauls s’attaque en des descriptions méticuleuses à cette drogue qui rend fou, heureux, malheureux, apaisé, hystérique, angoissé, neurasthénique, joyeux… Bref, à l’argent, cet élément palpable et abstrait, si installé au coeur de nos vies qu’il est difficile d’en mesurer la puissance. « L’argent, c’est tout. Comme le sexe. On peut tout y trouver », nous confesse l’auteur dans un entretien fleuve. En ethnographe maniaque, il se penche surtout sur la matérialité de l’argent, son odeur, son usure, la façon dont les billets sont classés avant d’être déposés dans une poche, l’habileté ou pas d’un homme à compter son argent… Le tout, avec l’art du zoom d’un écrivain influencé par sa cinéphilie.
Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge, Actes Sud. Transfuge suit de près les mutations d’un genre sous-représenté en France, la creative nonfiction (voir notre dossier dans le numéro 68, spécial Littérature de voyage). L’auteur russe est une des plus habiles du genre. Elle signe un livre prodigieux, nous plongeant dans les consciences, une par une, des Russes qu’elle a longuement inter v iewés. Elle les interroge sur le tournant majeur qui a précédé la chute du communisme, en 1989. Ce moment d’effondrement et de reconstruction. Ce moment de crise, de traumatisme, qu’on s’en réjouisse ou pas, où tous les repères des Russes se sont perdus. Comment ont-il vécu ce changement, dans leurs corps ? Dans leurs mémoires ? Dans leur coeur et leur cerveau ? Voilà le défi insensé de ce livre d’Alexievitch : la déconstruction, témoignage après témoignage, de tous les clichés qui circulent sur le pays de la Révolution. Elle signe un antimanuel d’histoire convaincant, fait de détails, de détails et encore de détails. Si l’on peut regretter qu’elle n’intervienne que très peu de manière visible (des commentaires subjectifs par exemple auraient pu être un apport intéressant), il faut reconnaître qu’elle réussit brillamment dans la creative nonfiction : son travail sur l’oralité, son jeu de contrepoints et d’échos finissent par faire cohérence et style.
J. M. Coetzee, Une enfance de Jésus, Le Seuil. Enfin, J. M. Coetzee, qui après un relatif silence, livre Une enfance de Jésus, grand roman sur la faim, selon notre critique Oriane Jeancourt Galignani. Le roman, ni cruel, ni sombre, marque une rupture dans son oeuvre. À travers un conte, Coetzee, plutôt enclin à décrire ce qui tue les hommes, change radicalement de point de vue pour épouser celui de la vie, de ce qui nourrit les hommes, ce qui leur procure de la force. Mais contrairement à ce que le titre laisse suggérer, ce n’est pas d’une nourriture mystique qu’il est question…
Bonne lecture à tous, en cet âge d’or, pourquoi pas ?