Steven Soderbergh mobilise un tandem éblouissant -Michael Douglas et Matt Damon- pour un film qui ne l’est pas moins. Une incursion flamboyante dans la vie de Liberace, pianiste, crooner et incarnation de l’entertainment kitsch à l’américaine. Mais derrière les ors et le toc se cache un grand film sur l’aveuglement.
C’est au moins aussi vieux que la lettre volée de l’ami Poe : on ne voit pas ce qu’on a sous le nez. Ça crève littéralement les yeux. Ça nous aveugle. Tel est le postulat sur lequel repose le scintillant Ma vie avec Liberace. Car c’est bien une critique rigoureuse des évidences trompeuses du visible que propose Soderbergh derrière l’appareil opulent du « biopic », derrière l’incursion dans le monde chatoyant de l’entertainment et du « camp », cette apothéose de la théâtralité kitsch. Liberace est ce pianiste extraverti, attifé comme un sapin de Noël et plus outrancier que Freddie Mercury. Il est le roucouleur chéri des rombières de Las Vegas. Il est aussi Michael Douglas parvenant miraculeusement à faire la vieille folle, avec tout l’arsenal des maniérismes et des afféteries, sans jamais cabotiner. Face à lui, en cette fin des années soixante-dix, son mignon, Scott (Matt Damon, impeccable dans un registre bellâtre innocent proche de Mark Wahlberg dans Boogie Nights). Bref, Liberace est une histoire d’amour et de coucheries scandée par les prestations scéniques extravagantes du pianistechanteur.
On est à la fin des années soixante-dix, le début des années quatre-vingt, et l’homosexualité se vit dans la clandestinité. Liberace, avec l’aide de son fidèle manager, verrouille sa réputation avec le soin maniaque d’un stratège des médias. Mais comment cet homme qui ferait passer La Cage aux folles pour une assemblée de pasteurs danois peut-il bien ne pas éveiller les soupçons ? La réponse tient en une scène. On est dans la villa de Liberace, avec une déco à faire pâlir Louis II. Les deux amants sont attablés, et les voilà qui se bécotent quand passe la bonne. « Elle va nous voir », s’inquiète Scott. Liberace rétorque, catégorique : « Les gens ne voient que ce qu’ils veulent voir. » A l’image des assidus à ses shows, qui ont sous les yeux – sur scène – un condensé exaspéré de tous les clichés gays et qui ne voient pas. Ne comprennent pas.
Car l’ostentation peut être le plus efficace des masques. L’exubérance peut être mille fois plus efficace que le secret. Tout le film repose sur ce paradoxe. Les shows flamboyants de Liberace ? Des façades rutilantes qui cachent une discipline de fer. L’insolente santé du sexagénaire qu’est le pianiste, sa libido de faune en rut ? C’est aussi celle, constatera Scott qui l’aperçoit à l’improviste dans sa salle de bains, d’un vieil homme à l’abdomen flasque qui porte moumoute. Jusqu’à cette extraordinaire séquence qui voit la caméra remonter le long de Scott, debout, sanglé dans son uniforme (il est devenu le chauffeur de la Rolls de son amant pour ses arrivées sur scène). Logique de l’ostentation : une caméra exploratrice, qui détaille tout, et un costume d’apparat, soit une façon d’exhiber la richesse. Mais on passe abruptement au plan suivant : une table de chevet, une main agitée de frémissements qui ouvre une petite boîte. Celle de Liberace, qui cherchait ses poppers, et que la caméra nous montre maintenant sous Scott, pour une scène de sexe sportive. Intimité scandaleuse, doublement scandaleuse même, puisqu’il s’agit non seulement de sexualité, mais encore d’homosexualité. En juxtaposant les deux scènes, Soderbergh révèle qu’aux yeux de la société, les marques d’ostentation ne sont que des façons de dissimuler l’inacceptable. Une société aussi aveugle que ceux qui ne veulent pas voir que sous l’exhibitionnisme formel, la virtuosité prétendument gratuite de Soderbergh, se dissimule non pas un petit maître de l’esbroufe, mais un grand cinéaste. Ma vie avec Liberace le prouve – avec éclat, bien sûr.