Flaubert écrivait que la tristesse est un vice ;alors réjouissons-nous, réjouissez-vous chers lecteurs esthètes, une fois de plus, du dernier cru de romans et de films.
À commencer par le passionnant roman d’El Aswany, Automobile Club d’Égypte (Actes Sud). L’écrivain égyptien, formidable raconteur d’histoires, passe par le genre historique et une méthode dialogique pour raconter le joug colonial en Égypte dans les années quarante. Cet homme de gauche en profite pour dénoncer cette classe sociale dominante,représentée ici par les Britanniques, membres de ce club select, atrocement raciste ; et de surcroît, inculte. L’auteur est habile, brouille les pistes et ne se contente pas d’opposer les mauvais colons aux pauvres Égyptiens réduits en esclavage. Il partitionne aussi en catégories le peuple dominé. D’un côté, ceux ayant peur du désordre, du mouvement, du trouble, collaborant avec les colons jusqu’à l’indépendance ; de l’autre, les audacieux révoltés. Et l’on comprend, à la fin du roman, qu’El Aswany, écrivain engagé, évoque les attitudes, les choix de son peuple face aux événements récents de son pays. La lâcheté des uns ; le courage des autres. Et la violence traversant un peuple meurtri.
Mais il y a le Jauffret, surtout, dont tout le monde parle ; à raison. Cette Ballade de Rikers Island (Seuil) est, disons-le tout de suite, le meilleur roman sur l’affaire DSK, à des coudées au-dessus des regrettables livres à son sujet de Stéphane Zagdanski, de Marcela Iacub et de Marc Weitzmann. C’est que Jauffret creuse son sillon, livre après livre, devenant maître ès littérature de fait divers, de scandale. DSK, Diallo, Sinclair sont remis sur le tapis du Sofitel. Au début, lire pour une énième fois sur le sujet paraît pénible ; usure pour le lecteur de réentendre cette histoire connue par coeur. On se demande d’ailleurs comment Jauffret a trouvé le désir de la raconter à nouveau alors qu’il la connaît, lui aussi, parfaitement bien. Mais très vite, Jauffret convainc, trouve des phrases pour dire par exemple la dépendance d’un personnage (grotesque) au sexe, et sa recherche (détour par la mythologie) sans fin du plaisir : « L’orgasme n’était plus un stupéfiant assez puissant. Parfois il besognait le nez plongé dans un flacon de poppers pour prolonger son extase d’une bouffée de chaleur qui rougissait son visage comme un lumignon. Il cherchait le paradis où lui pousseraient cent mille verges pour multiplier l’extase par les cent mille houris à son corps bouturées tandis qu’il se promènerait en haletant dans les jardins d’Éden. » Le roman est parsemé de très beaux passages, d’images efficaces (même si quelques-unes d’entre elles sont très attendues comme la comparaison de DSK à un fauve). Plus encore, Jauffret invente un personnage de notre époque, à ma connaissance le premier : un homme dont la trajectoire s’explique essentiellement par le Viagra. Car, semble dire l’écrivain, sans Viagra, l’hubris de notre homme n’aurait pu se déployer à ce point.
On peut regretter cependant que Jauffret n’ait pas construit ses personnages avec un peu plus de contradictions. DSK le porc ; Sinclair la sainte ; Diallo la pauvre ostracisée. DSK n’est-il que cet animal féroce ? N’a-t-il pas eu un charme auquel la sainte Sinclair et d’autres femmes ont succombé ? Combien d’hommes et de femmes étaient prêts à voter pour lui s’il se présentait ? Le diable n’a-t-il aucune vertu ? Rien n’est-il vraiment à racheter chez cet homme-là ? Pas une once d’humanité, de remords ne le traverse ? Je n’ai pas de réponse ; je n’ai pas enquêté ; je ne le connais pas. Mais on est en droit d’attendre d’un écrivain que la question soit soulevée. Et Diallo, pour laquelle nous avons de l’empathie – ce qui lui serait arrivé est abominable. Mais n’a-t-elle pas accepté, contre une somme rondelette, d’effacer toute trace du crime (si crime il y a eu) ? Geste qu’on pourrait au moins discuter. Quant à Sinclair, comme Jauffret, on peut soutenir qu’elle est une martyre chrétienne ; geste de bravoure, d’honneur d’un autre temps. Mais n’a-t-elle pas, elle aussi, ses parts d’ombre ? Le soupçon d’opportunisme d’une femme se sachant bafouée par un homme qui l’a trompée, et choisissant de rester avec lui car présidentiable, ne pèse-t-il pas sur les frêles épaules de la sainte ? Je n’en sais rien ; je n’ai pas enquêté ; je ne la connais pas. Mais la question méritait d’être posée et elle ne l’est pas. Shakespeare, ayant le génie pour dépeindre les lieux du pouvoir, ne nous montre-t-il pas des monstres finalement humains ? Finalement culpabilisés ? Finalement pas si monstres que cela ? Macbeth, le roi Lear, Richard III…
Le roman de Jauffret est prétexte pour nous à réfléchir à la littérature du fait divers. Beaucoup de choses ont été écrites à ce propos depuis quelques années. L’adaptation de De sang-froid de Truman Capote au cinéma ; le succès de L’Adversaire d’Emmanuel Carrère. Autant d’événements entraînant de nombreux romanciers sur cette voie-là – avec plus ou moins de réussite. Nous avons sélectionné pour vous dix romans mêlant littérature et faits divers ; et à chaque fois, nous avons analysé : que fait un écrivain quand il s’empare d’une affaire scandaleuse ? Quels en sont les écueils et les enjeux ? Comment l’auteur se démarque-t-il du journalisme ? De l’enquête policière et judiciaire ? Du polar ? Tant de questions auxquelles nous avons tenté de répondre en revenant avec précision sur ces romans ; tant de questions que nous avons posées à Régis Jauffret, Laurent Mauvignier, François Beaune, Arthur Dreyfus.
Résultat de notre enquête dans ce dossier. Bonne lecture.