C’est une question, au centre du livre, qui donne à ce récit son écho, son gouffre : « Par quel décret, par quel arbitraire ? » Elle est posée par un survivant, l’auteur, Marc Lambron, s’interrogeant sur la poursuite de son existence après la mort de son frère. Tu n’as pas tellement changé fait le récit d’un drame contre nature : la mort du plus jeune de la fratrie, Philippe, de quatre ans son cadet, disparu en juillet 1995 à l’âge de 34 ans. Le grand frère a enterré le petit, il devient le survivant, celui à qui incombe la faute d’être, le mystère de poursuivre et le devoir de rester. Quelques mois après cette disparition, Marc Lambron avait écrit ce texte qui lui était consacré. Il ne l’avait pas publié. Dans une courte note, l’auteur explique pourquoi aujourd’hui, il sort du silence : « C’est pour faire mémoire de celui dont on ne parle plus. » Ressuscite alors la vie d’un jeune homme marquée par l’élégance, la force et la fraternité. Fraternité, oui, ce lien du sang et du coeur réunissant les vies de deux frères, deux existences qui croissent ensemble, se mesurent, se hissent l’une à l’autre jusqu’à la séparation.
« Par quel décret ? », c’est la question qu’Abel ne pose pas dans la bible à son frère laissé dans l’ombre ; la question essentielle que martèle Marc Lambron, celui à qui tout réussit, les belles études, la reconnaissance littéraire, le mariage, les enfants, quand le frère, lui, vit dans la discrétion sa carrière de banquier, son homosexualité et enfin, sa lutte contre la mort. En 1987, le malheur éclate, la maladie de Philippe se déclare. S’ensuivront huit ans de combat, frères soudés, contre le virus que l’on ne nomme pas mais que l’on devine être le SIDA. « Cela a duré huit ans. C’est plus que beaucoup de guerres. » Les deux frères arpentent ensemble les couloirs d’hôpitaux, l’attente, l’espoir, les rechutes et les accalmies. Ils ont à peine trente ans mais se révèlent deux farouches combattants, cherchant dans l’art, les vacances, le jeu avec les enfants, la joie à prendre. Fureur stendhalienne de cette jeunesse qui n’a pas le temps de perdre du temps, prenant le bonheur comme la promesse de l’immortalité. Tous deux déclarent la guerre à « l’odieuse futilité des gens sérieux », avec cette fantaisie que donne seule la conscience de la mort.
Dualité de cette joie tragique que l’on retrouve dans la double posture de l’écrivain, placé à la fois dans le temps du combat contre la maladie, et à l’heure du deuil, commençant cette seconde vie qui lui est donnée pour recréer la disparue. C’est la réponse que donne ce livre à la question première : quel devoir du survivant ? Écrire, recréer cette vie que l’autre a dû vivre en toute hâte.
Il s’agit donc d’un livre disséminé en souvenirs, en images, en éclats de voix. Un livre de la reconstitution du vivant, de ses flashs, de son rythme fou (Mozart est plusieurs fois cité par Philippe, on en reconnaît le prestissimo). Et, dans les silences rythmant le livre, on devine aussi la honte de celui qui se lassait parfois de combattre, inévitable faiblesse du vivant ici avouée : « Si lâchement que l’on compte sur la force d’un être menacé pour juguler le tourment que cette menace provoque en soi, il est difficile d’ignorer l’angoisse de l’autre quand elle est là. » Tu n’as pas tellement changé s’avère moins la confession d’Abel que le livre du fils prodigue, celui qui a été choisi, sans comprendre pourquoi la vie l’a désigné, lui, pour survivre à l’autre, ce petit frère dont il pensait avoir la charge. L’autre qui « ne laissera pas d’autre descendance qu’un signe d’amour adressé au fils de son frère ».
Par ce livre, on comprend l’écrivain Marc Lambron ; celui que l’on croyait être un mélancolique optimiste révèle là sa force première. Il est comme le petit garçon que d’autres viennent de quitter et qui, bien que seul, décide de poursuivre le jeu : « C’est cet enfant-là, l’enfant seul des débuts, que je serai désormais jusqu’à la fin. » Résolution d’un frère prodigue.