J’aime beaucoup Ma nuit chez Maud d’Éric Rohmer. J’aime l’élégance de son noir et blanc dont l’austérité semble venir de Murnau ; ses ellipses tranchantes comme une suite d’aphorismes ; ce feu glacé qui passe entre les corps et se chuchote à travers les vouvoiements ; la transparence inquiète qui anime chaque personnage et rend crûment lisible leur solitude, comme si le combat que le Diable et Dieu se livrent pour leur âme avait lieu sous nos yeux.
J’aime aussi la courtoisie désespérée qui affecte les dictions ; la manière dont les enjeux philosophiques – spirituels – s’incarnent directement dans les vies et sont exposés avec méticulosité dans les conversations ; j’aime le hasard qui tisse les rencontres entre les personnages et les met doucement, l’air de rien, dans la main du diable (un diable qui ne leur fera finalement aucun mal, parce qu’ils croient en Dieu).
J’aime la noirceur charbonneuse de Clermont-Ferrand où se déroule ce marivaudage ; les soirs de neige qui semblent engloutir la ville dans une sourde incarcération ; la clarté sèche des matins d’où jaillissent les décisions, c’est-à-dire les déclarations d’amour ; l’espérance qui brûle sous les paroles raisonnables ; et ce roman continuel qui palpite dans le grain des voix de Jean-Louis Trintignant, Françoise Fabian, Antoine Vitez et Marie-Christine Barrault, merveilleux quatuor qui sans relâche se livre à cette « fournaise où nous sommes mis à l’épreuve chaque jour » qui, selon Saint-Augustin, « est la langue des hommes ».
J’aime enfin que Blaise Pascal commence par être un objet de conversation (le personnage joué par Jean-Louis Trintignant est en train de le relire, il est déçu), puis que sa pensée – une méthode pour trouver Dieu, pour changer la parole en salut – devienne le sujet du film.
En effet, ce que raconte Ma nuit chez Maud relève d’un pari. Sans la connaître, en l’ayant simplement croisée dans la rue, en l’ayant suivie en voiture, un homme décide de choisir sa femme, et d’accorder sa vie à ce choix : « Ce jour-là, dit la voix off, le 21 décembre, l’idée m’est venue, brusque, précise, définitive, que Françoise serait ma femme. »
Le pari de Pascal porte sur Dieu, sur le gain illimité qui récompense l’incroyant s’il choisit la foi (puisque si Dieu n’existe pas, l’incroyant ne perdra rien) ; le pari que raconte Ma nuit chez Maud porte sur l’amour.
« Nous sommes embarqués », dit Pascal : plutôt que de laisser son coeur aller au hasard – et de coucher avec Maud durant la fameuse nuit -, le narrateur, joué par Jean-Louis Trintignant, décide d’ordonner sa vie à une décision, de la conformer à la clarté rassurante d’un choix : cet ingénieur, féru de mathématiques, voit sa vie comme l’enjeu d’une équation qu’un raisonnement saura résoudre.
Pas de film moins romantique que Ma nuit chez Maud. Il ne s’agit que de calcul, de probabilité, de hasard, d’espérance mathématique, de pari sur l’avenir – autrement dit d’un usage existentiel de la science.
Pourtant, sous ses allures raisonnables, pas de film plus secrètement fou. Jean-Louis JOUE sa vie, il la livre à l’arbitraire d’une règle qu’il s’invente : aimer Françoise.
En ce sens, la rigueur qui traverse cet homme, et qui affecte l’ensemble d’un film où les corps sont pudiquement corsetés dans un hiver de paroles, est aussi une extravagance : la plus folle peut-être, tant son excès est soigneusement masqué.
Il y a dans ce film unique, venu de nulle part et sans descendance, cette radicalité aventureuse qui prévaut au coeur du catholicisme, dont Rohmer filme les rituels à l’église avec un scrupule passionné qui le rapproche furtivement de Robert Bresson. La parole sauve ; elle donne un sens à l’incertain – son défi, cocasse, capricieux, fantaisiste, est capable de donner sur l’amour. Dans une des scènes de messe, on entend ceci : « Dis seulement une parole et je serai guéri ».