Seuls contre – ou avec – tous. Chez Kelly Reichardt, l’homme est un animal social frustré, un atome en perdition cherchant désespérément ses semblables. Deux vieux potes tentant de renouer les fils effilochés de leur amitié (Old Joy) ; une petite troupe de pionniers dans les immensités désertes de l’Amérique des westerns (La Dernière Piste) ; le chemin de croix minimaliste d’une laissée-pour-compte (Wendy et Lucy) : le cinéma de Kelly Reichardt ausculte les failles nous séparant les uns des autres et nos tentatives maladroites, vaines souvent, pour les combler. Car chez elle, c’est presque un axiome existentiel : on est d’abord seul. À l’image de Josh, le héros renfrogné de ce Night Moves maîtrisé, avec ses plans au cordeau, ciselés, nerveux, sa précision géométrique ouatée par des nocturnes atmosphériques. Ce thriller écolo n’a rien de vert, il baigne dans le soleil noir, mélancolique, de la solitude.
Josh est un jeune homme d’aujourd’hui, il appartient à cette génération ultrasensibilisée, indignée, mobilisée, réfractaire aux canaux habituels de l’engagement politique. Son cheval de bataille : la planète vampirisée, pressurée, meurtrie. Ses armes : l’action directe, le coup d’éclat ; bref, un écoterroriste. Épaulé par Dena (figure classique de l’héritière en rupture de ban, possédant sur le bout des doigts tout l’argumentaire écolo) et par Harmon (le professionnel de service, ex-Marine expert ès explosifs), il décide de faire sauter un barrage. Objectif : faire, au propre comme au figuré, du bruit ; alerter l’opinion. Mais le militantisme de Josh est celui d’un marginal, même au sein de ses pairs. Lorsqu’il assiste à la projection d’un film écolo, la réalisatrice répond aux questions du public en disqualifiant les « grands projets » au profit des « petits projets ». Kelly Reichardt cadre alors sur le seul visage de Josh, séparé ainsi de facto du reste de la salle et de la réalisatrice : pas question pour lui d’en rabattre, il choisit délibérément la voie du « grand projet », de l’action spectaculaire.
Mais cet isolement-là est loin d’être seulement politique – il met Josh en porte-à-faux avec le reste de l’humanité. Car il est d’abord d’ordre moral : les répercussions plus ou moins prévisibles de l’acte, les éventuels campeurs menacés par la rupture du barrage, Josh les ignore. À tort : un homme sera porté disparu, payant de sa vie cette vision jusqu’au-boutiste de l’engagement. C’est la charnière du film, changeant dès lors de braquet, passant de la description minutieuse des préparatifs à l’angoisse de l’arrestation. La poussée de paranoïa submergeant Josh fait de tous ceux qui l’entourent des étrangers : vend-il sur le marché les produits de la ferme organique qui l’emploie, voilà que le moindre passant, par exemple un « alter » bon teint, filmé au ralenti, devient un étranger hostile. Mais dès la première partie, Kelly Reichardt creuse ce fossé séparant Josh du reste du monde. Les trois complices, sur leur bateau bourré d’explosifs, traversent le lac en direction du barrage qui le ferme ; sur la berge du lac, un terrain boueux où des gamins jouent entre les moignons de souches d’arbres. Kelly Reichardt joue sur un effet simple, mais très efficace de composition : en plaçant les enfants au premier plan, et l’embarcation de Josh au second, elle assigne à chaque groupe des espaces distincts, matérialisant ainsi leur hétérogénéité. Et suggérant un paradoxe ironique et cruel : Josh n’a finalement rien à voir avec ceux-là mêmes qui devraient motiver l’opération, ces « générations futures » au nom desquelles l’écologie s’efforce de préserver la planète. Comme si Josh n’existait que par et pour son acte ; comme si le reste n’était finalement qu’un détail négligeable. Night Moves n’a rien d’un brûlot antiécolo et, au fond, l’écologie n’est qu’un prétexte. Kelly Reichardt brosse d’abord le portrait d’un idéaliste, dans ce qu’il a d’excessif : quelqu’un qui, obnubilé par son rêve, escamote le reste du monde.