Je me souviens d’un soir, boulevard du Montparnasse, ce quartier vieillissant qui garde un charme, où l’on allait dîner après une signature de livre avec Catherine Millet, son conjoint et écrivain Jacques Henric, le sculpteur Pierre Weiss, la romancière Gaëlle Obiégly et le mondain et non moins sympathique René Rebérioux . Je me retrouvais à côté, par hasard, de Catherine, à qui, toute une partie de la soirée, René Rebérioux cherchait – semble-t-il en vain – à vendre une couverture d’Art Press, le magazine qu’elle dirige, où Lady Gaga ferait la une. Catherine était restée bouche bée toute la soirée, à écouter, non sans patience, raide comme un I. Altière, classe. À l’autre bout de la table, Jacques Henric parlait fort, déçu et en colère que les écrivains des nouvelles générations manquent de couilles, disant qu’il n’y avait pas de bons livres possibles si on ne mettait pas les tripes sur la table.
Je ne sais pas s’il a raison ou tort, on peut discuter longuement de ces phrases définitives, parfaites pour les dîners mais imparfaites en ce qui concerne la vérité. Néanmoins, la phrase a le mérite de correspondre absolument au programme que se sont promis de tenir Jacques et Catherine dans leurs livres respectifs ; et en l’occurrence, dans le dernier livre, Une enfance de rêve, de cette dernière. Après sa Vie sexuelle, après son Jour de souffrance, Millet (prononcé Milet, s’il vous plaît) revient sur son enfance. Une enfance à Bois-Colombes, à cinq dans trois pièces. Elle revient sur ses rêves de bourgeoisie (on retrouve le mot mille fois dans ce livre), se promenant les yeux rivés sur les pavillons en face de chez elle, habitats d’une classe plus aisée que la sienne, supposée bienheureuse. Elle raconte ses émois, ses tout premiers, de lecture. Julien Sorel, Lucien de Rubempré : ses premières identifications, naïves, fantasmées, avec des personnages connaissant une ascension sociale. Restons sur la bourgeoisie, encore : elle raconte qu’une dame de compagnie vint habiter chez eux pour s’occuper de la grand-mère ; et que Catherine, heureuse soudainement, l’imagina comme une domestique. Ça y est, ils avaient la vie de château !
La petite fille Catherine, comme toutes les petites filles, est une ultraconformiste. Les hommes le restent le plus souvent. À la fin du livre, à la fin de son adolescence, Millet parle de bohème…
On sait ce qui suivra. La découverte de son corps, ses premières règles, ses premières masturbations, ses premiers vêtements et sous-vêtements, le premier regard d’un homme posé sur elle donnent des pages magnifiques et intelligentes. Je pense par exemple à ce passage où elle donne une définition de la coquetterie :
« Je commençais à acquérir cette mécanique mentale qui permet, après que l’on a glissé une image de soi dans un vêtement de rêve admiré sur une page de magazine ou dans une vitrine, de sauvegarder cette image comme un voile qui se superpose à l’objet de remplacement et qui en gomme les imperfections, corrige virtuellement la copie que l’on porte et qui, parfois, baille ou godaille, feutre ou peluche, mais qui fait qu’on ne se décourage jamais de suivre la mode. »
Elle raconte aussi, et peut-être surtout, la tragédie familiale, les violences entre les parents, Simone et Louis, où les brutales bagarres avec son frère Philippe. Et la vraie tragédie que je ne spoilerai pas ici. Mais ne croyez pas lire de sentimentalisme, ou de vilains petits secrets de famille tant racontés dans tant de mauvais livres de ce genre qu’est la confession. Catherine Millet est une romancière classique et d’analyse. Proustienne dans sa découpe des sentiments et par les analyses qui en découlent, à partir d’un événement personnel ou d’un détail apparemment anodin. Ou héritière de Sade, si l’on veut, bien au-delà des déviances sexuelles de l’un et de l’autre, absent, il faut le dire, dans ce roman ; mais plutôt pour cette distance cruelle, rationnelle à outrance, froide, avec laquelle elle traite son enfance.
Enfin, notons le courage de Millet de tout dire. Il en faut pour disséquer sa vie et la jeter en pâture à qui veut la lire. Un courage que peu, très peu de romanciers ont : celui d’affronter une vérité cruelle, la sienne, avec toutes ces zones d’ombre, de bêtise, de vanité. Une enfance de rêve est un très grand livre lucide. Jacques Henric a raison en ce cas : il faut avoir les couilles.