C’est un des livres les plus attendus de cette rentrée : LE ROYAUME, d’EMMANUEL CARRERE. Qui rate son ambitieux projet. Transfuge vous dit pourquoi.
Qui a cru croira – ou pas. Une « crise » (de foi) ouvre ce Royaume, épais comme une Bible de Jérusalem. Trois ans à l’orée des années 90 où Emmanuel Carrère n’était que ferveur et dévotion, trois ans où quête existentielle et inquiétudes métaphysiques chercheront à s’étancher dans la pratique et la lecture assidue des textes. Le Royaume est un coup d’oeil rétrospectif, des années après, à la faveur d’un projet littéraire aux dimensions imposantes où l’autobiographe se partage le terrain avec le diariste mystique des tourments spirituels et l’auscultateur méticuleux de la tradition écrite. Première conclusion : pour celui qui se déclare désormais « sceptique », « agnostique », le dossier n’est pas clos et si l’urgence lancinante qui présidait à l’immersion dans le christianisme s’est un peu évaporée, la question n’est pas définitivement tranchée. L’humilité n’est jamais le fort de Carrère, cet incorrigible accro à la première personne, mais on lui fera au moins grâce d’une autre vertu, l’honnêteté.
Celle qu’on est en droit d’exiger de quiconque fait profession d’entendre les témoins, de compiler les récits, de citer à comparaître les protagonistes : Carrère a une âme (c’est le cas de le dire) d’enquêteur. Car Le Royaume construit son autoportrait en se lançant sur la piste des premiers chrétiens. Technique éprouvée : infiltrer la secte. Carrère se déguise, endosse une identité d’emprunt, celle d’un médecin grec, un certain Luc. Le Royaume, c’est un peu Luc et moi, Luc c’est moi : un jeu de miroirs où l’image de l’évangéliste se superpose à celle de l’écrivain, où se dessinent les affinités électives qui rapprochent, voire confondent, deux frères spirituels. L’agent Carrère, alias Luc donc, fait consciencieusement son job, au point que c’en est un peu étouffe-chrétien : Paul et ses lettres, Flavius Josèphe, le Temple, tout ça défile avec parfois un aspect « encyclopédie du Christianisme », certes débarrassée de la desséchante camisole de l’érudition pointilleuse à l’usage restreint des spécialistes, mais jamais immunisée contre la tentation didactique. Mais béni soit-il, comme dans tout polar, l’enquêteur laisse galoper son imagination : « le Luc que j’imagine – car bien sûr, c’est un personnage de fiction, tout ce que je soutiens est que cette fiction est plausible. » On ne lui en voudra pas, au contraire : les meilleurs passages du Royaume sont ceux où on voit Carrère se colleter à un matériau textuel préexistant, la façon dont il l’utilise, le reprend, le comble – bref se l’approprie, en écrivain et non simplement en ersatz d’exégète.
Mais voilà, et c’est là que ce Royaume s’effondre, il y a aussi l’inspecteur Carrère, qui doit taper son rapport pour des lecteurs profanes, au littéral et/ou au figuré et qui confond clarté et indigence de la langue. Comme souvent chez lui, le péché capital est d’ordre stylistique, c’est sur ce point qu’on lui refusera l’absolution. Il banalise la langue, la truffe de poncifs contemporains, de tournures paresseuses aussi pauvres d’expression que de pensée : « Barnabé fera équipe avec Paul », ou encore « publicain, je le rappelle, cela veut dire percepteur, cela veut dire collabo, cela veut dire pauvre type et même sale type. » C’est l’universel babil des expressions toutes faites, du prêt-à-porter des références (« collabo »), de l’emprunt au degré zéro de l’universel reportage (« faire équipe », une formule qui serait autant à sa place dans les pages sport ou éco de votre canard quotidien) – bref, ce qui coule à longueur de journée du robinet intarissable des médias. Pour un livre sur le christianisme, Le Royaume néglige étonnamment le verbe…Un comble.
Emmanuel Carrère, Le Royaume, POL, 640p, 23,90 euros