Ces soirées de vieux cons n’intéressent pas les jeunes », proclame, doucement narquoise, la sémillante Tania, qui s’enrôle d’elle-même avec autodérision mélancolique dans la première catégorie. Ils sont cinq, ils ont largement doublé le cap de l’âge mûr. Old friends, comme dans le morceau de Simon et Garfunkel. Même si ce sont The Mamas and the Papas (très belle scène de slow sur « California Dreamin ») qui ont les faveurs du quintet réuni un soir, sur la terrasse d’Aldo, à la Havane. Quasi huis clos, qui n’a rien de la souricière du théâtre filmé : la caméra fluide de Laurent Cantet découpe, redécoupe l’espace, imprime un rythme visuel dynamique. Et le texte de Leonardo Padura (qui a mis la main à l’adaptation), avec sa tristesse enjouée, sa franchise brutale tempérée par son inaltérable humanisme, passe parfaitement l’épreuve de l’écran. N’en déplaise à Tania, c’est tout le contraire d’un film de vieux cons, et Cantet réussit haut la main sa variation sur un motif archiclassique, décliné ailleurs et avant par Ettore Scola (La Terrasse) ou Lawrence Kasdan (Les Copains d’abord).
Il y a Aldo le Black, ex-ingénieur aux mains gâtées par son boulot en usine ; Amadeo, l’écrivain expatrié de retour d’Espagne au bercail cubain ; Eddy, le businessman blingbling ; Rafa, le peintre qui a perdu la foi en son art ; et Tania, qui n’hésite pas à secouer la torpeur morale des uns et des autres. Comme chez Padura, l’amitié est la seule utopie collective qui vaille – même ébranlée par des secousses de magnitude variée (Eddy claque la porte, pour revenir ; Amadeo doit affronter les reproches de Tania : pourquoi n’est-il jamais revenu alors qu’une femme mourait d’un cancer en l’attendant ?). La seule utopie collective, et la dernière. Car Cuba et les élans et espoirs du socialisme sont définitivement enterrés. « Peut-être qu’au fond on écrivait l’Histoire, observe, avec une bouffée de nostalgie, Aldo. On y croyait vraiment. » Mais cette foi-là se conjugue au passé irréversible : « Ce pays n’est plus ce qu’il était », constate, maussade, Rafa.
L’amitié, donc. Scellée bien sûr par ces souvenirs en commun qu’on exhume comme autant de mots de passe au sein de la confrérie. Nouée, au-delà des rebonds de la conversation, par la communion dans les plaisirs des sens (très belle scène de dîner), par toute une physique de la tendresse, avec ces gestes et ces regards. Intelligence du jeu littéralement incarné des comédiens, intelligence de la caméra de Cantet qui sait capter ces moments où les choses se passent, où quelque chose passe, d’un corps à un autre, où le groupe existe dans la chair. Par la grâce d’un geste. Ou de la parole. Voici Amadeo qui raconte l’Espagne. Il parle, les autres écoutent. Mais son récit n’est pas une entité abstraite, adressé aux seuls centres cérébraux du langage. Il transite de corps en corps, comme un fluide unificateur, qui circulerait de l’un à l’autre. C’est l’art, très maîtrisé ici, du champ-contrechamp. Plan sur Amadeo, puis sur Rafa et Tania, puis sur Amadeo de nouveau. Rebelote : plan sur Aldo, retour à Amadeo. Pour employer un terme démonétisé à force d’usage inconsidéré, l’amitié est un partage. Bien concret : ce sont des visages, des êtres dans leur réalité physique, charnelle. Retour à Ithaque, ou la solidité, littérale, de l’amitié.