Des gamins livrés à eux-mêmes dans une mine d’or, pardon, dans une bâtisse décrépite : le centre vital d’une petite exploitation familiale en Italie, là où s’élabore une substance riche, onctueuse, ambrée. Du miel, donc, et les gosses, les parents partis pour la journée, sont censés veiller au bon déroulement de la mystérieuse alchimie agricole. Les filles et Martin, délinquant en herbe placé dans la famille, s’affairent. Martin observe, distant, opaque. Marinella, qui a encore les bonnes joues et la silhouette dodue de l’enfance, monte soudain le son de la radio. Elle esquisse quelques gestes, une naïve chorégraphie sur la musique tout en lorgnant sa soeur aînée, Gelsomina. « C’est notre chanson », s’exclame-t-elle, un petit rite privé que partageaient les deux filles. Mais « Gelso » la regarde en coin. Lui intime, exaspérée, de cesser. L’ado répudie les enfantillages, en tout cas sous leregard de Martin. Puis petit fait divers : Marinella laisse traîner sa main, qui devient la proie de la centrifugeuse. Tous, affolés, à l’hosto. Blessure physique sans gravité, mais la plaie psychologique est à vif. C’est « Gelso », elle, qui est en train de se mutiler, elle perd l’enfance, l’innocence.
Les Merveilles, le deuxième long d’Alice Rohrwacher, confirme le goût de nectar pour cinéphiles laissé par le très remarqué Corpo celeste (2011). Un nectar un brin amer, puisqu’il chronique la déroute des rêves, cadastre un Éden gangrené. Le vert paradis de l’enfance, on l’a vu, semble sur le point de se dessécher. Les idéaux des parents, Wolfgang et Angelica, babas anachroniques, revenants de sixties ou de seventies lointaines tombées aux oubliettes ? Exsangues. Les aspirations à l’autarcie bio sont battues en brèche par les diktats hygiénobureaucratiques, qui imposent une impossible mise aux normes de leur exploitation. Sans compter le soupçon de la capitulation : « vous ne pensez plus à la lutte », fait remarquer un vieux copain du père, qui ne ressemble pas non plus à un foudre de guerre révolutionnaire. Même les rêveries mythiques battent de l’aile : les Étrusques, ce point aveugle et fascinant de l’histoire ancienne de l’Italie, sont devenus le gimmick d’une émission de téléréalité rustique, qui fait concourir fermiers et producteurs. Une kermesse costumée kitsch.
Mais Les Merveilles ne confond pas acuité et acerbité, prouve que la lucidité n’est pas nécessairement désenchantée. Tout au contraire. Alice Rohrwacher fait un film frémissant de foi, énonce un credo dont l’unique article pose la persistance du merveilleux dans un monde en apparence déserté par tous les rêves. Tous les ingrédients sont là. Un casting de conte de fées : Barbe bleue (le père qui vire parfois au petit tyranneau régnant sur son sérail), la jolie princesse (Gelsomina et son nom d’héroïne médiévale ou d’égérie fellinienne), le prince charmant (Martin), la sorcière (Coco, une proche de la famille, lunaire et déjantée qui, telle une grande prêtresse, unit dans un simulacre de mariage Gelo et Martin)… Et même le tournage du show de téléréalité, nocturne baigné de nébulosités clair-obscur, prend les couleurs de la magie. Les Merveilles, cinéfable.