Du front, entendons-nous bien, pas du Front national, du Doubs où ils faillirent l’emporter, du « ni ni » irresponsable de l’UMP (bravo à Juppé et NKM pour leur position forte et claire contre ce parti fascisant), ni du front républicain (qui donc n’existe plus), ni du front de ma grandmère qui se plissa au moment de ces douloureux attentats de janvier où elle vit dans cette barbarie islamiste un nouveau nazisme frapper à sa porte.
Non il s’agit bien de nouvelles du front littéraire, plus paisible, doux, feutré, lâche (au bon sens du terme, détaché du monde, c’est-àdire mis à distance de la violence).
Des nouvelles de Daniel Mendelsohn, d’abord. On (Damien Aubel et moi) a pris un verre début février avec l’auteur du chef-d’oeuvre Les Disparus, deux fois en couv de Transfuge. À La Pérouse. Je ne connaissais pas l’endroit, on m’a dit que ce restaurant xviiie siècle revivait ces derniers temps. Fallait tenter. Mendelsohn a pris une coupe de champagne, donc nous aussi. Le temps de parler de Sokourov (il essaie vainement depuis des années de comprendre l’immense émotion qu’il ressent lors de la dernière scène de L’Arche russe, scène dite de l’escalier). Le temps de parler de Claude Simon, qu’il vient de découvrir grâce à un de ses amis, Les Géorgiques, qui nous valut un « oh my God » d’admiration. Le temps de nous dire qu’il cherchait à s’installer à Paris, définitivement. Ce qui est une heureuse surprise et ce qui nous autorisera enfin à dire que Paris n’est pas une ville pourrie, la preuve, de grands écrivains américains s’y installent. Le temps surtout de nous annoncer qu’il finissait son dernier livre, l’histoire de son lien à son père. Mathématicien de profession, il passa, nous raconte-t-il, les dernières années de sa vie à lire et relire des classiques antiques, et les cours sur Homère que son fils Daniel donne au Bard College. Ils décidèrent de faire une croisière de Troie à Ithaque, sur les traces d’Ulysse. Deux semaines au cours desquelles Daniel apprit à mieux connaître son père. Deux ans avant sa mort. Le livre est l’histoire de cette croisière. On en reparle en 2016.
Des nouvelles aussi de Gary Shteyngart, qui fait paraître un nouveau livre, son meilleur, Mémoires d’un bon à rien. Si vous aimez Groucho ou Woody Allen, cet auteur est pour vous. Il mérite sans conteste la Palme d’or de l’écrivain le plus drôle de la littérature contemporaine. Vous voyez Virginie Despentes ? Shteyngart est l’exact inverse. Le bazooka contre la dérision, la lutte armée et sérieuse des classes contre un pauvre juif de Russie qui aimerait bien avoir un peu plus de fric et donc monter en classe pour sortir avec de jolies blondes américaines. Rien ne se passe évidemment comme prévu, et souvent tout rate. Le problème du bon à rien, c’est qu’il n’est bon à rien. D’où des scènes cocasses, extrêmement émouvantes, mélancoliques, où il revient sur son enfance, sur ses parents, sur leur parcours difficile de Leningrad à New York. C’est aussi la deuxième fois qu’il fait la couv de Transfuge. Il est dans la nouvelle génération des écrivains américains, un des plus grands.
Des nouvelles du côté de la prostitution. D’abord le chef-d’oeuvre d’Orengo, La Fleur du Capital, couverture de Transfuge en janvier, avait réveillé l’envie de lire et de relire quelques romans sur la question. Puis est arrivé le procès du Carlton, Dodo la Saumure, DSK et les autres. La coupe était pleine, la décision fut prise de faire un grand dossier sur les romans de la prostitution, véritable tradition romanesque. Je lisais ce matin même les comptes rendus du procès dans Libération (jeudi 12 février), où très clairement, par les choix de citations, s’opposent les prostituées à la vie dure, très dure, femmes aux destins brisés, émouvantes bien sûr, aux hommes dont les propos ne peuvent mener qu’à une conclusion : nous avons affaire à des monstres sodomites. Limite du journalisme, puissance de la littérature, cette dernière nous raconte une autre histoire. En deçà ou au-dessus de la morale. Elle fouille dans le rapport de ces hommes à ces femmes, histoire d’y trouver aussi quelques traces d’humanité, sinon d’humanisme ; enquête et montre en détail la vie des prostituées, une vie dure, une mauvaise vie, leur autodestruction, leurs doutes, leur plaisir.
Raconter l’histoire de ces hommes et de ces femmes, c’est le rôle passionnant que s’est donné la littérature contre le petit tribunal mental qui oeuvre en nous en permanence, réduisant le monde à une confrontation étriquée entre le bien et le mal, c’est-à-dire à un mensonge. Merci aux écrivains invités de nous avoir fourni des textes sur la question : Simon Liberati, Daniel Mendelsohn, Thomas A. Ravier, Jean-Noël Orengo, Patrick Grainville. Et merci à William T. Vollman de nous avoir accordé un entretien exclusif autour de ses romans traitant du sujet.
Bonne lecture à toutes et à tous.