Pince-fesses et défilé d’huiles (rien moins que Herr Bundespräsident d’Autriche en personne). Perspectives parquetées à perte de vue, plafonds à l’opulence ostentatoire. Le grand spectacle des noces du pouvoir et de l’Histoire modèle viennois (profusion somptuaire, magnificence, paillettes) : gros plan ici sur les bonnes joues habsbourgeoises de la matrone impériale Marie-Thérèse, bourgeonnement pictural et stylisé des rameaux dynastiques d’un arbre généalogique là. Le musée d’Histoire de l’art de Vienne où Johannes Holzhausen balade sa caméra au fil d’un brillant docu inquisiteur et doucement narquois est une vitrine à lui tout seul, une immense exposition monothématique déclinant sous d’innombrables avatars le motif de la grandeur. Couronne et costumes, tableaux et artefacts divers et variés, tout chante une ode au prestige. À l’apparat. Bref, le musée est l’institution nationale par excellence – miroir doré où s’étalent complaisamment les rêves de gloire de l’Autriche. Et comme toutes les institutions, ses rouages baignent dans l’huile d’une mécanique parfaitement rodée. Littéralement. Les grands panneaux treillissés coulissants qui servent à stocker les tableaux, cette salle qu’on croirait sortie tout droit d’un bloc chirurgical (lampe de dentiste, employée en blouse blanche, draps blancs) : le fonctionnalisme prime.
Mais, à l’instar de Frederick Wiseman, dont le récent National Gallery passait aux rayons X du docu une autre pièce maîtresse de l’échiquier muséal européen, Johannes Holzhausen sait que les institutions ne sont pas de froides pièces d’horlogerie, prises dans l’irréprochable ronronnement d’un mouvement perpétuel jamais détraqué. Il sait que ce sont des organismes vivants, des systèmes imparfaits, comme le corps humain, qui croissent et s’étiolent, sujets à pathologies et dysfonctionnements. Et qui peuvent sécréter leur propre poison, faire proliférer leurs propres cellules cancéreuses. Il plane sur tout le film une atmosphère très Mitteleuropa, celle des romans de Sándor Márai ou Joseph Roth, quelque chose de mélancolique, comme la prescience de la mort. Le Grand Musée capte ces moments et ces situations où l’institution se retourne contre elle-même, où elle apparaît travaillée, minée de l’intérieur.
C’est l’intelligence du film : sans adjonction d’éléments exogènes (commentaires, musique), montrer ce qui menace en son sein le prestige. Injections de burlesque involontaire (un type parcourt les couloirs en trottinette ; une nacelle mécanique s’élève, incongrue, dans la salle où sont entreposées calèches et voitures à chevaux) ; voix critiques du personnel, regrettant le cloisonnement des équipes ou raillant la langue de bois des brochures ; discussion sur les tarifs qui sonne mesquine, étroite, dans cet environnement – partout ça grippe. Le ver est dans le fruit, comme ces insectes qui tissent leurs cocons dans les tableaux. Façon de nous rappeler, en sourdine, au-delà de l’entropie qui guette toute organisation, qu’on est dans un musée – un lieu d’art. Et que ce dernier est par essence irréductible à toute récupération institutionnelle. Perturbateur. Subversif.