Il faut ouvrir ou rouvrir les livres de George Steiner en ce moment. Comme l’a montré Raphaël Glucksmann dans un livre qui tombe à pic, Génération gueule de bois, manuel de lutte contre les réacs, l’internationale réactionnaire gagne toujours plus de terrain. Ce matin du lundi 16 mars, le barrésien Alain Finkielkraut, au micro de Léa Salamé sur France Inter, reformulait une énième fois tout ce que nous devons à ce cher pays qu’est la France. On ne le contredira pas sur ce point, mais pourquoi omettre une fois de plus tout ce que nous devons à l’Europe, sinon au monde entier. Pourquoi omettre ce qui fonde l’identité des Françaislecteurs, Milan Kundera, mais aussi pêle-mêle Samuel Beckett, Kamel Daoud, Bruno Schulz, Gamal Ghitany, Amos Oz, Roberto Bolaño, Gary Shteyngart, Norman Mailer, James Joyce… Esprit étriqué, esprit réactionnaire.
Raphaël Glucksmann, intelligement, trace un axe qui va de Zemmour-Finkielkraut à Marine Le Pen en passant par Poutine et l’islamonazisme (ce dernier terme, soit dit en passant, n’est pas une pénétration du champ lexical de l’extrême droite dans la sphère médiatique, mais plutôt une comparaison judicieuse entre les méthodes de Daesh et des inspirateurs des frères musulmans et celles des nazis). Le point commun de ce beau monde ? Le repli sur soi, nationalisme fermé pour les uns, repli communautaire pour les autres. Zweig et son cosmopolitisme humaniste ont du plomb dans l’aile.
Il faut lire ou relire George Steiner, qui est à l’opposé de cette poussée réactionnaire. Il a des formules extraordinaires : « Si les arbres ont des racines, écrit-il, moi, j’ai des jambes. » L’esprit cosmopolite se comprend dans cette expression. Ouverture sur le monde contre repli sur soi. Steiner parle plusieurs langues, et s’est toujours insurgé contre l’importance accordée à la langue maternelle, autre nom du nationalisme. Il fait depuis toujours l’apologie de l’errance et cite à ce titre la phrase du rabbin Baal Shem Tov : « La vérité est toujours en exil. » Quand tant d’étoiles deviennent jaunes, en France, en Europe – l’expression est de Steiner –, nous devons rappeler ces choses élémentaires. Et ce mot devenu si rare, si usé, si oublié, que Steiner incarne à lui tout seul, de cosmopolite, me paraît reprendre tout son sens aujourd’hui face à cette internationale réactionnaire si moribonde. C’est le plus grand mérite du livre de Glucksmann, me semble-t-il, de remettre ce terme au goût du jour.
Rabah Ameur-Zaïmeche réactualise à sa façon aussi ce si joli mot. Dans son dernier film, Histoire de Judas, il réinterprète les textes afin de disculper Judas. Il nous explique que son ambition est de couper ce qui fait la racine de l’antijudaisme millénaire. Exemple magnifique, extraordinaire, d’un pas fait vers le peuple juif, d’un Français d’origine algérienne. Un beau citoyen du monde.
Transfuge s’inscrit dans cette ligne depuis toujours. Ceux qui nous suivent depuis le début, depuis janvier 2004, savent que nous nous étions spécialisés en littérature étrangère. C’est un cap, au-delà des changements apparents, que nous avons toujours gardé. Aujourd’hui plus que jamais, l’idée de cosmopolitisme doit nous guider.