Célestine, coquette soubrette parisienne s’apprête à trouver ses nouveaux patrons, les Lanlaire ; bientôt, elle essuiera les assauts sexuels de Monsieur et l’autorité capricieuse de Madame. Pour l’heure, dans l’escalier miteux d’un bureau de placement, la caméra la suit de dos, en travelling. Mais si Benoît Jacquot emprunte cette marque de fabrique aux Dardenne (les frères belges sont d’ailleurs coproducteurs), il se tient à distance des scénarios de rédemption des auteurs de Rosetta. Ici, nulle lutte des classes transcendée par un ultime sursaut de dignité, mais plutôt une friction perverse entre classes – l’un des sujets centraux du cinéma de Renoir, qui, avant Buñuel en 1964, a porté à l’écran le Journal avec Paulette Goddard en 1946, planquant une cruauté noire sous le vernis hollywoodien. Benoît Jacquot creuse une veine esquissée dans le mélo Trois coeurs – à savoir un excès d’affect qui ne se montre pas tout de suite. À première vue, il ne manque pas un bouton de guêtre à la domesticité Belle Époque des différentes maisons où Célestine se remémore avoir servi : décors, accessoires, costumes semblent tirés d’un tableau de genre. Avec l’excellence des seconds rôles (dont Patrick d’Assumçao, le Henri bedonnant de L’Inconnu du lac), ils convergent vers un classicisme que le récit, ponctué de quelques flash-backs, ne dément pas. Quant au regard en dessous de Léa Seydoux, il fonctionne bientôt comme la caméra-épaule dardennienne : c’est un leurre réaliste, une façade psychologique au sein d’un film stylisé : ce n’est pas cette moue contestataire que l’on retient, mais le regard frontal que le palefrenier Joseph enseigne à Célestine pour faire taire les chiens féroces.
Ce regard-là, c’est aussi celui de Jacquot, qui filme sans fard, frontalement, des accès de violence au milieu des vignettes de la vie d’une femme de chambre. Ce sont autant de façons de bousculer un portrait qui aurait pu être purement psychologique. On pense à cette scène de sexe presque gore entre Célestine et son ancien maître, beau gosse tuberculeux. « C’est la révulsion de ton amour qui m’a fait courir, sous la peau, un sang neuf », confiait le personnage du roman à Célestine. Et de mourir en lui crachant en plein visage ses derniers jets rouges. De ce traumatisme – seul amour de la jeune femme, seule mort sur sa conscience –, Jacquot a l’intelligence de faire une métaphore. Celle de la maladie, comme un virus qui circulerait dans la domesticité, contaminée par les maltraitances et le ressentiment. « Il faut que nous ayons la servitude dans le sang », déplore Célestine quand elle s’aperçoit que Marianne, la cuisinière, aurait pu maintes fois empoisonner ses maîtres. En s’éloignant de son habituel portrait de (jolie) femme, Jacquot parvient ainsi à donner corps au dérèglement social. On voit bien que Joseph, antisémite et lecteur de La Libre Parole, devrait être la figure la plus marquante de cette haine de classe intraitable et contagieuse. Pourtant, quand il entre en scène, Vincent Lindon semble rétif à incarner un sadique. Si l’acteur semble passer à côté de l’enjeu, c’est sans doute parce que le cinéaste lui-même s’en charge, assumant l’étrange tension qui l’habite entre féminisme et goût faisandé pour la domesticité fin de siècle – la soubrette est moins victime que prête à mordre. Et ce goût du sang dans la bouche.