Rendez-Vous d’André Téchiné, qui a reçu le Prix de la Mise en scène en 1985, a été le film du virage, du carambolage, de la sidération. J’étais très jeune et je sentais l’abyme qui se creusait dans mon ventre, je sentais mon intérieur devenir un gouffre romanesque, je sentais un accès aux profondeurs qui s’ouvrait. Droit vers les nappes phréatiques, les lymphes, les humeurs. Vers le noir souterrain. Je vibrais avec Juliette Binoche, Lambert Wilson, Wadeck Standzack, je voulais être eux, je voulais être avec eux, je voulais les jouer, les peindre, les prendre, les mordre, les lécher. Je voulais me jeter par terre avec eux. Souffrir du même mal. J’étais si jeune. Ils avaient ce côté on est rock, on souffre, on est mal coiffés, c’était magnifique. Complètement adolescent et magnifique. Juliette Binoche c’était une véritable apparition. Sa spontanéité atteint le génie quasiment à chaque scène, elle vibre, elle tremble, elle descend les escaliers, elle fuit Jean-Louis Trintignant après la mort de Quentin. Je ne la perds jamais des yeux. Elle est ce corps central, convoité, exposé, prêté, repris, interdit aux uns, donné sans y penser aux autres, elle l’est sans retenue. Ce corps qui fonce sans cesse sur ses talons bringuebalants, l’imper ouvert, le pull rouge. Elle rayonne d’une beauté juvénile à la fois poupine et d’une étrange trivialité. Souvent André Téchiné la met en position peu flatteuse, le visage barbouillé de crème, un sein à l’air, les cuisses écartées dévoilant ses fesses et laissant deviner son origine du monde, la chaleur de son entre-cuisses, mais elle se sortait de tout comme une reine. Tout devenait combustible, incandescent. Comme Quentin, on a envie de l’embrasser malgré les couches de lait hydratant, de la regarder dormir dans toute sa quotidienneté, sa blancheur, sa chair rose. J’ai revu le film récemment, tétanisé, quasiment sûr qu’il n’aurait pas tenu les années. Pourtant je l’ai aimé encore plus. Je réalise aujourd’hui à quel point il concentre tout ce que j’aime. Un lyrisme total, un premier degré infaillible et bouleversant, un rapport pornographique aux visages des acteurs, dans le sens d’une gourmandise pornographique, totalement charnelle, amoureuse et dévorante, et, évidemment, une dimension fantastique puisque le personnage interprété par Lambert Wilson est un fantôme pendant une bonne partie du film. Par certains aspects le film m’a hanté quand je faisais mon premier long-métrage Les Gouffres. Je pensais à cette actrice qui s’est battue pour un rôle et qui, une fois qu’elle l’a, s’en trouve victime, panique, ne veut plus être cette femme-là, mourir d’amour, tout ça. Vivre ces émotions, se mettre dans ces états, revisiter ça, cette noirceur nécessaire pour l’incarner, tout cela devient pour elle intolérable. Dans mon film quand Nathalie Boutefeu arrive sur scène à la fin, le plan cite volontairement celui à la fin de Rendez Vous quand Juliette Binoche s’apprête à jouer la Juliette de Shakespeare. Je voulais les mêmes lumières bleues et rouges, je m’en souvenais sans avoir encore revu le film. Cette fin, ce plan séquence notamment, Trintignant, la neige, les chevaux, les coulisses, la scène, c’est merveilleux. La musique qui monte, le lever de rideau qui approche. Téchiné joue totalement le jeu du tragique, de cette sincérité-là. Ça me touche beaucoup. Cette douleur au ventre qui la plie en deux dans les derniers plans alors qu’elle va jouer, ces plans sur Trintignant qui la laisse seule et repart en taxi, ce non, non, pas de musique, qu’il dit au chauffeur, tout cela est intact, avec moi, comme au premier jour. La musique s’est élevée, sa main suit les courbes de la mélodie. Je m’évanouis, je tombe en arrière.