La solidarité n’est pas affaire d’idéologie ou de bons sentiments – seulement de lumière. C’est très précisément ce que montre le film de Bo Widerberg. Les ouvriers d’Adalen, qui se sont mis en grève pour soutenir leurs camarades du port de Marma refusant de voir leur salaire baisser de quatre centimes, évoluent avec une grâce étrange dans la douce irradiance d’une lumière d’été que seule la mort de cinq grévistes, assassinés par les forces de l’ordre, parviendra – mais provisoirement – à assombrir. Si cette grâce peut nous paraître « étrange », alors qu’elle est au fond la plus naturelle qui soit, c’est que son secret est aujourd’hui bien oublié : oui, qui sait encore que la misère et la lutte solidaires confèrent aux êtres une aura qui, dans le monde, les fait exister dans leur plus grande authenticité, c’est à dire de la façon la plus pure ?
Tout le problème de Widerberg a donc été de savoir comment être à la hauteur d’une telle lumière, et sa réponse, qui semble a posteriori aller de soi, a été de filmer comme auraient peint les impressionnistes (dans une merveilleuse séquence, un adolescent cherche à prononcer le nom de l’un d’eux avec le meilleur accent français : « Rrrrr… eueueueu…. noir ! »). Filmer ainsi veut dire approcher le sujet par la matière, l’air, la peau, et surtout par petites touches, comme de biais, en privilégiant la chronique plutôt que le récit ; la sensation, l’instant, l’éclat plutôt que le dessin, la ligne ou le contour qui, trop autoritairement, enferment. Et c’est à la pertinence de ce geste que l’on doit les belles et fugitives apparitions d’une mère fatiguée repassant une chemise, d’un enfant en pleurs à cause d’une jambe cassée, d’une pluie légère de fleurs blanches sur le sourire d’une jolie blonde, d’un garçon dans le soir jouant de la trompette au loin sur une route, etc. De brèves séquences, des instantanés, sans d’abord la volonté de dire, de circonscrire à tout prix, dans un geste d’accueil, une attention bienveillante et sereine aux personnes, procurant le sentiment que chaque plan a été désiré et obtenu, non dans une volonté de contrôle storyboardée et mortifère, mais au contraire dans l’attente de la vibration de lumière qui, le mieux, a illuminé un visage ou un paysage, de l’émotion particulière qui, miraculeusement, s’est levée dans le regard d’un acteur ou d’un enfant ; c’est à dire dans la conviction qu’en chaque moment qui arrive devant une caméra réside quelque chose d’aussi singulier que précaire pouvant se fixer pour toujours, et revenir en projection sans perdre l’émotion de sa dimension épiphanique.
Et c’est pourquoi chaque plan donne l’impression d’assister à quelque chose de juste et vrai : oui, c’est bien ainsi qu’on se touche, qu’on marche, qu’on lave du linge à la rivière, qu’on nettoie à la brosse les marches souillées de l’escalier, etc. Widerberg n’a pas semblé ici faire preuve de la plus grande imagination mais plutôt de la capacité à faire revenir le fantôme d’un réel vécu mais enfoui au fond des mémoires adultes – d’où ce sentiment d’enfance, c’est à dire d’origine, qui se dégage du film tout entier.
D’où aussi cette quasi absence de dialogues au sens scénaristique du terme : rien en eux d’abord ne révèle la psychologie des personnages ou donne les informations nécessaires au récit, c’est à dire ne leur donne d’importance dramatique ; ici, les paroles prononcées sont bien plutôt autant de bribes prélevées comme au hasard dans le flux de la vie, pareilles aux rayons de soleil sur les paysages et les êtres, aux herbes et pierres des chemins. Paroles, d’ailleurs, souvent chuchotées, dans la sensualité d’un grain de voix, comme par exemple, celles d’une jeune fille tenant dans sa main le sexe qui s’élève de son amoureux, et que, dans un sourire, elle ne « trouve pas laid. »
D’où enfin cette impression de silence qui se dégage du film, mais d’un silence qui confère à ce qui est toute sa gravité et sa densité (des pas lents sur le gravier, une terre creusée, un rasoir sur la peau, le bris une vitre, etc), c’est à dire d’un silence qui est celui de la vie même, et non celui qui est associé à sa fin et règne dans l’obscurité des tombes. C’est tout le sens et le sublime de la dernière séquence du film : le père vient d’être tué par les militaires ; le fils, dans un sursaut vital, reproche à sa mère le silence de mort qui règne dans la maison, déchire la chemise tâchée de sang du père qui, plutôt que d’être conservée comme une relique, pourrait être utile à quelque chose, et se met à nettoyer les carreaux sales d’une fenêtre ; la mère finit par l’imiter ; et bientôt c’est un jeu entre eux, l’un à l’intérieur, l’autre à l’extérieur, essayant de synchroniser leurs gestes de chaque côté de la vitre ; les sourires reviennent ; le silence aussi mais il est cette fois celui de la lumière et de l’enfance, et le bruit des chiffons sur les vitres et le chant des insectes dans le soir signent le retour de la vie dans la maison – à côté, dans le jardin, le tout petit frère fait des bulles, et avec l’innocence de celui qui vient d’arriver dans l’univers, suit d’un regard étonné l’évolution douce de ces petites planètes autour de lui.
J’ai dit que Widerberg filmait la solidarité dans sa lumière particulière ; il faudrait dire plus : Adalen 31 n’est pas seulement un film sur la solidarité ; c’est un film solidaire, au sens où Pierre Guyotat a parlé de « musiques solidaires », c’est à dire de musiques qui, par la confiance qu’elles prodiguent sans mentir – sans ignorer les gouffres qui toujours menacent alentour et au plus profond de soi -, aident à vivre quand cela devient si difficile : impossible, oui, d’écouter des musiques trop « solitaires » quand le monde vous étouffe, seules les plus « solidaires » vous communiquent un peu de la joie d’être (encore) ici. Si donc il existe bien un « cinéma solidaire » – et peut-il en être de plus précieux ? -, nul doute pour moi que celui de Bo Widerberg y tient l’une des meilleures places.