Posté en pleine guerre dans les montagnes afghanes, le capitaine de Ni le ciel ni la terre voit ses hommes se volatiliser un à un. Glissement réussi du film de guerre à la fable antonionienne pour cette Caméra d’or méritée. Antares Bonnassieu ( Jérémie Renier) vit avec ses hommes une situat ion de siège, inévitable vu la conf igurat ion du corridor du Wakhan, à la frontière du Pakistan : bien qu’armée jusqu’aux dents, son escouade dégarnie est fragilisée par les replis montagneux favorables aux snipers. D’un côté, des villageois plutôt hostiles à sa présence, de l’autre des talibans embusqués. Prenant à brasle- corps le film de guerre, Clément Cogitore instaure de manière convaincante un contraste entre l’invisibilité de l’ennemi et l’extrême matérialité du quotidien militaire. Bonnassieu n’a d’ailleurs pas hésité, un jour où un soldat pulvérisé au lanceroquettes devait être rapatrié, à garnir son cercueil de terre ; un geste qui a marqué ses hommes, persuadés que le combat consiste à faire le poids. Il y a un plaisir particulier à voir l’acteur fétiche des Dardenne habiter progressivement son corps musclé sans adhérer tout de suite à son personnage, à chercher sa voix pour ne pas se caricaturer en gradé gueulard. Constamment aux aguets – ce que la caméra portée souligne un peu lourdement –, Bonnassieu équipe ses hommes d’appareils de vision nocturne qui procurent une illusion de supersurveillance, mais qui, visuellement, mettent le film sur la piste du fantastique, dématérialisant le réalisme soigneusement documenté. L’efficacité technique de la caméra thermique échoue bientôt face aux disparitions des êtres vivants alentour, animaux puis hommes, engloutis mystérieusement à la faveur d’un endormissement. Au fur et à mesure que s’épuise le credo rationaliste du capitaine, l’intense activité d’interprétation des signes se modifie : s’il s’agissait auparavant de scanner les environs selon un paradigme clair (ennemi/pas ennemi), les disparitions appellent plutôt des systèmes de croyance que les habitants du cru maîtrisent mieux que les militaires. Bientôt, le risque que tel endroit précis recèle une mine se déplace ; le même endroit serait une grotte secrète « sans entrée ni sortie » – autant dire un trou métaphysique. Les silhouettes verdâtres des plans nocturnes prennent une texture onirique, et le combat militaire cède le pas au taraudement intérieur. Écriture et mise en scène convergent de manière un peu trop évidente – et littéraire – vers cette dématérialisation, mais il demeure troublant que Ni le ciel ni la terre ait été montré à Cannes en même temps que Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul .Dans l’ancienne école convertie en hôpital, les soldats narcoleptiques du Thaïlandais sont mobilisés par des combats anciens, substrat politique archaïque qui dévitalise la jeunesse. Bonnassieu, lui, écrira : « Je ne disparais pas, je m’absente » : autre tentation de retrait d’une génération envoyée partout au casse-pipe, et se rêvant « anywhere out of the world ».
Des hommes disparaissent
Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore, ou les spectres de la guerre en Afghanistan