De qui Frances Farmer est-il le nom ? Mathieu Larnaudie tente de répondre, qui fouille dans son nouvel opus les vestiges d’une civilisation obsédée par l’image. Il compulse les archives, donne à voir une mosaïque de lieux et d’époques, interroge enfin l’égérie mythique de la Goldwyn et de la Paramount par-delà les patrocinations corporatistes et les zones d’ombres d’une légende au bord du gouffre. Dès les premières phrases, on est submergé par la fabrique défaillante des corps glorieux. L’écrivain épingle le modèle hagiographique, en reproduit l’expression tyrannique. Car les vies de saints dont se gargarise l’industrie cinématographique sont fondées sur la toute-puissance des éclairagistes, la chair meurtrie des comédiens. C’est que « la lumière n’exauce pas les corps, elle les massacre ».
Point de salut donc, chez Larnaudie. Seuls demeurent la consomption des désirs et les vicissitudes d’une actrice, l’urgence et la vulnérabilité d’une victime à ladouloureuse humanité. Frances est l’épicentre d’un monde, « une injonction convertible en dollars, une marchandise comme un autre ». Larnaudie évoque à ces fins le concours des biographes, ces thuriféraires d’une idylle de bergerie. Dans l’entrelacs des métaphores somptueuses, il saisit l’émergence du libéralisme et la prédation, quand la célèbre colline de Los Angeles devient la terre d’élection d’un nouveau Far West.
On ne connaîtra jamais que le fond de la maladie – l’avant-texte bourdonnant dans lequel évolue l’artiste. De Greta Garbo à Judy Garland – l’« enfant chérie de l’Amérique », les icones d’Howard Hawks savent la servilité des courtisans, qui est « le quotidien de toutes les cours ». À rebours de la culture standardisée, l’actrice de Seattle a choisie son camp. Elle incarne la pensée insulaire, la dent creuse du communisme, fiévreuse et blasphématoire. Plus encore, elle révèle l’ « état de guerre tacite et larvé » derrière la bienséance d’un microcosme qui fait ventre de tout.
À Santa Monica, l’esprit subversif des débuts s’efface derrière la bête traquée, victime désignée de la psychiatrie – « la peste » du « chaman viennois ». Frances serait, dès lors, un golem boiteux et tourmenté dont il s’agit de sculpter la rédemption en prime time, et « tant pis si la lumière, aujourd’hui, livre à notre regard les blessures dont elle est la cause. »
Larnaudie pèse chacun de ses mots, évite l’écueil du biopic consensuel. Il devine la collusion du cinéma et du politique. D’une plume dense et lyrique, épileptique et vandale, il scande le trauma et la traque impitoyable des bourreaux improvisés. Tout l’intérêt tient ici dans sa capacité à générer des images, où la grâce rend la furie soluble à l’illumination. Il pénètre les terres délaissées d’une vérité nue et vertigineuse – dit le cri du corps spolié. Avec la foi du désastre, il circonscrit les errances intimes d’une femme sacrifiée sur l’autel de nos regards, d’où exhale la triste antienne d’une vie en pure perte.
Notre désir est sans remède Actes Sud, 240p., 19,30€