Dans Pourquoi j’ai mangé mon père , le délicieux roman de Roy Lewis, un patriarche éclairé du Pléistocène intime ses fils d’aller chercher une femme hors de leur propre tribu. Pourquoi ? Il comprend confusément que le développement du genre humain va dans le sens de ce brassage. Freud décrira également avec précision dans Totem et Tabou les stratégies d’évitement mises en place par les sociétés primitives pour contourner l’inceste. Celui-ci, malgré les apparences et la société archaïque dans laquelle il se place, ne constitue pas vraiment le sujet du nouveau Donzelli, Marguerite et Julien. Bien plutôt, c’est l’amour, fût-il entre un frère et une soeur (Marguerite et Julien de Ravalet ayant vraiment existé), qui en est le thème principal : c’est ce qu’explique Jérémie Elkaïm, associé à Anaïs Demoustier dans ce couple fraternel. L’acteur de trente-sept ans a travaillé comme coscénariste sur ce long métrage, avec son ancienne compagne Valérie Donzelli. À partir d’un scénario écrit pour Truffaut (que celui-ci avait trouvé, dans les années soixante-dix, un peu trop à la mode), leur souhait était de faire « un film au premier degré, comme dans les dessins animés de notre enfance, à la Miyazaki », confie-t-il. Contre un cinéma « qui se regarde faire », plutôt le parti du « sans ironie ». C’est aussi ce qui a plu à Anaïs Demoustier dans le script. L’actrice de vingt-huit ans, révélée au public français dans Bird People de Pascale Ferran, loue le lyrisme inhérent à ce rôle romanesque, mais aussi « la vérité du scénario, l’enjeu formel » de cet amour impossible.
Quoique. « Ce n’est pas vraiment un amour impossible » , tempère Jérémie Elkaïm. « Quand on dit cela, c’est souvent que l’on contient en soi cette impossibilité, tandis qu’ici, c’est le regard des autres qui est en jeu. » Ce regard des autres, ce n’est visiblement pas ce qui inquiétait la réalisatrice. « Valérie ne semblait même pas le voir, ce côté tabou » , s’amuse Elkaïm. « En tout cas, elle ne cherchait pas à le traiter comme un sujet sociologique. » En plateau, l’ambiance n’est pas grippée par le malaise. Au contraire, comme chez le spectateur en salle, la répulsion initiale laisse rapidement place au magnétisme. « C’est un rôle qui demande d’avoir quelque chose d’un peu mystique en soi, dit Anaïs Demoustier, d’autant qu’on a tourné sur les lieux mêmes de leur vie . » En Marguerite de Ravalet, elle veut voir avant tout « un personnage guerrier, une croisade, un amour qui rend fort et déterminé ». « Je voyais ces personnages comme des héros que tout le monde essaie de sauver » , ajoute-t-elle. N’empêche. Difficile de mettre sous le boisseau un élément aussi déterminant que les liens familiaux. Dans leur jeu amoureux, les deux acteurs ont préféré oublier ce détail. Au reste, « il ne s’agissait pas de crédibiliser mais de symboliser », explique Elkaïm, qui a justement accepté le rôle pour cette raison, lui qui se trouvait trop vieux pour incarner un adolescent épris de sa petite soeur. « Si on avait voulu faire un film sur l’inceste, on aurait pris de jeunes acteurs. Valérie me disait : à cet âge-là, ils savent ce qu’ils font. » Récit allégorique, donc.
Tous les tabous ne sont pas à jeter. Pas même la censure au cinéma. Jérémie Elkaïm a des enfants : « Je pense que tout ne se voit pas à tous les âges. » Ils rient tous les deux de la phrase ambiguë qu’ont souvent les comédiens français au sujet de la nudité : « D’accord, si ce n’est pas gratuit. » Puis, plus sérieux, Elkaïm ajoute : « Il ne faut pas oublier qu’un acteur est une chose. Celui qui est engagé en tant qu’artiste, c’est le metteur en scène. » Pour finir sur le tabou, Anaïs Demoustier raconte l’émulation du jour de sa mort sur scène : « J’ai envoyé des messages à ma famille pour leur dire que ça y est, je m’étais fait décapiter. » Ce sont les risques du métier. Et s’il leur fallait, justement, expliquer à un extraterrestre ce qu’ils font dans la vie ? Elkaïm, qui défend la pédagogie, parlerait de transmission. « Je suis la pâte à modeler de quelqu’un » , dit pour sa part Demoustier. « À mon avis, il comprendrait, l’extraterrestre. » À ce sujet, Valérie Donzelli dit volontiers qu’Anaïs Demoustier est son « alter ego ». Celle-ci acquiesce : « On a la même façon d’aborder les choses. J’aime l’idée d’être une pâte à modeler. »